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JEANNE.

tait éloignée des folles bergères qui se réunissaient pour conjurer la peur et pour chanter des refrains assez lestes, gravelures rustiques qui sont marquées, air et paroles, au coin du dix-huitième siècle. La savante Tula avait appris à sa fille chérie qu’il ne faut pas chanter les choses qu’on ne comprend pas, parce que cela attire les mauvais esprits au lieu de les écarter, et qu’alors ils rendent folles les imprudentes chanteuses, comme cela était arrivé à Claudie et à d’autres. Jeanne, bien convaincue qu’il n’était pas indifférent de dire telle ou telle chanson la nuit dans la solitude, avait alors répété souvent, sur les coilines sauvages de la Marche, ou sur les versants herbages du Bourbonnais, de très-vieux refrains qui ont un caractère historique : La plainte du paysan au temps des désordres et des misères du régime militaire et féodal :

Je maudis le sergent
Qui prend, qui pille le paysan ;
Qui prend, qui pille,
Jamais ne se rend.

Et le naïf chant de guerre que Tula pensait avoir été composé par la Grande-Pastoure :

Petite bergerette
À la guerre tu t’en vas…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Elle porte la croix d’or,
La fleur de lis au bras ;
Sa pareil’ n’y a pas, etc.

Et quand l’écho des rochers répétait les derniers sons, Jeanne frissonnait d’une religieuse terreur qui n’était pas sans charmes, s’imaginant entendre la voix claire et frêle de la bonne fade se marier à la sienne, et saluer le lever de la lune, cette Hécate gauloise que les druidesses redoutaient d’offenser, vengeresse terrible des impudiques et des parjures. Jeanne ne connaissait ni les mots ni les époques auxquelles se rapportaient ces croyances vagues et profondes. Elle savait seulement, par sa mère, qu’il y avait eu autrefois des femmes saintes qui, vivant dans le célibat, avaient protégé le pays et initié le peuple aux choses divines. Ces prêtresses se confondaient dans son interprétation avec les fades : et l’on dit encore, dans les endroits couverts de pierres druidiques et de grottes consacrées jadis aux druidesses, les fades et les femmes indifféremment. Le curé Alain assurait que du temps de Charlemagne, les évêques et les magistrats avaient été encore forcés de fulminer des menaces et de prendre des mesures énergiques pour empêcher les paysans de rendre aux menhirs un culte ofiiciel. Si, à cette époque, le druidisme et le christianisme se disputaient encore le terrain, il n’est pas étonnant que de nos jours ces deux cultes se confondent encore dans quelques têtes exaltées par les merveilles de la tradition. Nos paysans connaissent si peu le christianisme, l’éducation religieuse qu’ils peuvent recevoir est si élémentaire ou plutôt si nulle, que le mystère catholique et le mystère sans nom des cultes antérieurs, sont également impénétrables pour eux. Tula ne se rendait nullement aux sermons de M. Alain, quand il l’accusait d’être un peu païenne, et Jeanne se croyait tout aussi orthodoxe que sa mère. Les druidesses, les saintes fades ou les saintes femmes, étaient à ses yeux de bonnes chrétiennes, des âmes envoyées du ciel, d’anciennes cénobites ennemies des Anglais ; et si sa mère lui eût dit qu’elle les avait vues faire des sacrifices sur les pierres d’Ep-Nell, elle n’eût point hésité à le croire. Jeanne d’Arc, dont elle ne savait pas non plus le nom entier, mais qu’elle appelait la belle Jeanne et la grande bergère, était peut-être bien pour elle une fade ou une druidesse. Qu’importe l’ordre des faits au paysan ? L’idée pour lui n’a pas d’âge. Il la reçoit, il s’en nourrit et la transmet toujours jeune et brillante à ses enfants nés de lui, qui vivent et meurent enfants comme lui. J’ai appris l’an dernier d’un vieux mendiant comment les Anglais avaient été repoussés d’une forteresse voisine de mon gîte, au temps de Philippe-Auguste. Il possédait merveilleusement la stratégie et les détails de l’événement, par quel côté on avait attaqué, quelles sorties avaient faites les assiégés, combien de combattants et combien de morts. Quel antiquaire, quel historien eût pu me l’apprendre ? Il n’y avait qu’une erreur dans son récit : c’est qu’il prétendait avoir été témoin oculaire de toutes ces choses, avant la révolution. Mais le récit n’en était pas moins vrai ; il s’était perpétué de père en fils dans sa famille.

Jeanne avait eu le cœur brisé en quittant le château de Boussac et cette noble famille qu’elle avait adoptée dans son cœur bien plus qu’elle n’en avait été adoptée en réalité. L’injustice avait excité en elle une douleur profonde, une surprise extrême. Mais elle comptait trop sur la bonté de Dieu et sur la force de la vérité pour ne pas être sûre qu’on l’absoudrait bientôt. Seulement, elle se rappelait en cet instant les paroles de sa mère : « ça n’est pas bon de quitter son pays et sa famille », elle se reprochait de les avoir oubliées, et elle se promettait de ne plus négliger cet avis de la sagesse suprême qui avait parlé par la bouche de sa chère défunte.

À mesure qu’elle s’éloignait pourtant, son cœur devenait plus léger, et la brise du soir séchait ses yeux humides. Cet air vif de la montagne qu’elle n’avait depuis longtemps respiré qu’à demi, lui rendait le courage et l’espérance. Elle avait fait un grand effort en quittant son village, et un grand sacrifice en restant à la ville. Sans la maladie de Guillaume elle ne s’y serait jamais décidée. Plante sauvage, attachée au sol inculte qui l’avait produite, elle n’avait fait que végéter depuis qu’elle s’était laissé transplanter dans une région cultivée. Elle avait soif de reprendre racine dans son véritable élément, et d’embrasser son rocher natal. À chaque pas, le ciel lui paraissait devenir plus vaste et les étoiles plus claires. Le clocher de Saint-Martial de Toull s’élevait à l’horizon comme une vigie de sauvetage. Il tranchait sur le bleu sombre de l’air, et paraissait grandir comme un géant. Il y avait près de deux ans que Jeanne, qui le regardait tous les soirs du haut du château de Boussac, le trouvait si petit et si lointain ! Elle recommençait à faire des rêves de mélancolique bonheur. Sa tante était enfin séparée du méchant Raguet, elle allait la soigner et la guérir. Puis elle redeviendrait bergère, n’importe au service de qui. Elle retrouverait des brebis et des chèvres, humbles animaux qu’elle aimait encore mieux que les vaches superbes et souvent rebelles. Que lui importait d’être propriétaire ou non de son futur troupeau ? Elle n’en aurait pas moins l’amour des bêtes et du travail. Elle retrouverait les doux loisirs et les longues rêveries ininterrompues de la solitude. Elle oserait chanter sans craindre d’être écoutée par les bourgeois ; elle pourrait prier et croire sans être raillée par les esprits forts. Jeanne s’était sentie, jour par jour, refroidie et gênée à la ville. Elle ne se disait pas qu’elle avait failli y perdre la poésie ; mais elle se sentait vaguement redevenir poète, à mesure qu’elle s’enfonçait dans le désert. Elle entendait, plongée dans une douce extase, les petits bruits de la nature, si longtemps étouffés par les voix humaines et par la clameur du travail, toujours agité autour de la demeure des riches. L’insecte des prés et la grenouille du marécage interrompaient à peine leur oraison monotone lorsqu’elle passait sur leurs domaines, et aussitôt après ils recommençaient avec une nouvelle ferveur cette mystérieuse psalmodie que la nuit leur inspire. Le taureau mugissait au loin, et la caille faisait planer sur les bruyères son cri d’amour, élevé à la plus haute puissance.

Tout à coup, le cri sinistre de l’oiseau de la mort (le crapaud volant) fit rentrer dans un silence craintif et consterné toutes ces voix heureuses, et Jeanne tressaillit. Finaud s’arrêta court et répondit par un long hurlement à ce cri de malheur. Une pensée funèbre traversa l’esprit de Jeanne. Elle essaya de regarder le clocher de Toull, qu’un nuage enveloppait, et il lui sembla qu’elle ne le verrait plus, qu’elle ne l’atteindrait jamais. Une sueur froide couvrit son front ; elle regarda autour d’elle, et vit à sa droite le mont Barlot et les sombres pierres jomâtres.

— C’est un mauvais endroit, pensa-t-elle, et il n’est