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JEANNE.

— L’heure est passée, dit Claudie.

— Non, non, l’heure est venue, répondit Jeanne ; et elle descendit précipitamment.

À la grande porte de la cour, elle se trouva face à face avec Cadet.

— Tu vas donc te promener, ma Jeanne ?

— Je m’en vas au pays de chez nous, mon vieux… Ma tante est bien malade, et j’aurais dû partir ce matin.

— Tu t’en vas comme ça toute seule, ma mignonne ? la nuit te prendra en chemin.

— Oh ! je le connais, le chemin, et je suis avec Finaud.

— Le chien Finaud est une bonne bête, mais si tu rencontrais du mauvais monde, te défendrait-il ben ?

Oui bien, va, n’aie pas peur.

— Mais pourquoi que tu ne m’as pas dit ça, à ce matin ? J’aurais demandé permission d’aller te conduire…

— Deux de moins à l’ouvrage de la maison, ça ferait trop d’embarras pour Claudie. Allons, bonsoir, mon Cadet, ne me détemses pas.

— Tu reviendras demain, Jeanne ?

— Le plus tôt que je pourrai, dit Jeanne en lui adressant un sourire. Mais aussitôt qu’elle eut le dos tourné, elle se prit à pleurer de nouveau, en se disant qu’elle ne reviendrait jamais.

Dix minutes après le départ de Jeanne, on frappait furtivement à la porte du cabinet de Léon Marsillat.

— Qu’est-ce ? dit-il avec son ton brusque.

— Êtes-vous seul, monsieur l’avocat ?

— C’est encore vous, chenapan ? Que voulez-vous ?

— C’est pour un petit bout de consultation, monsieur l’avocat.

— Maître Raguet, je suis las de vos sales affaires. D’ailleurs, ce n’est pas mon heure. Allez au diable.

— Vous êtes trop honnête, monsieur l’avocat ; mais vous m’écouterez bien.

— Nullement. Sortez, vous dis-je, je ne plaide plus pour vous : vous êtes incorrigible.

— Oh ! quand vous m’aurez entendu, vous me trouverez blanc comme neige.

— Oui, comme à l’ordinaire ! Encore un vol de nuit, n’est-ce pas, ou une vengeance de coquin ?

— Non, rien du tout. Les méchants m’en veulent toujours. Ne se sont-ils pas mis dans la tête à présent que je m’habille en femelle, et que je vas de nuit avec cette pauvre chère femme de Gothe, pour faire la lavandière autour des fosses ?

— Je vous crois sujet à caution, et même à jeter des pierres aux gens qui veulent vous corriger.

— Du tout, Monsieur, jamais ! Ce n’est pas moi. Dans le temps que la maison de la Jeanne a brûlé, j’ai écouté dire que de mauvais monde avait fait cette farce-là pour aller voler la ferraille de la ruine ; mais je me doute bien qui c’est, et on m’a mis ça sur le corps.

— On ne prête qu’aux riches… d’autant plus que je vous ai reconnu, maître Raguet ! ainsi, taisez-vous.

— Oh ! vous croyez ? mais vous vous serez trompé !… Tant qu’à la Jeanne…

— Taisez-vous, encore une fois !

— Elle vient de partir du château, vous le savez donc ? Marsillat tressaillit. Raguet vit d’un œil de vautour son incertitude, sa répugnance à l’interroger, son désir de l’entendre, et il continua :

— Oui, Monsieur, oui ! toute seule avec son chien… Elle s’en va à Toull… Elle doit être maintenant à la sortie de la ville… Elle marche vite !

— Qu’est-ce que tout cela me fait ? dit Léon. Vous me fatiguez, allez-vous-en !

— Je m’en vas, et je dirai à votre valet d’arranger vot’ chevau bien vitement.

— Le misérable, se dit Marsillat en le voyant se diriger vers l’écurie, il le fait comme il le dit.

Cinq minutes après, Marsillat mettait le pied à l’étrier, maudissant la mauvaise influence qui ramenait auprès de lui ce complice immonde de ses turpitudes, et ne luttant pas cependant contre l’instinct farouche qui le poussait.

Il franchit la ville au grand trot ; puis pensant qu’il devait laisser prendre de l’avance à Jeanne, afin de la rejoindre à la tombée du jour, il se ralentit et gravit au pas le chemin rapide par lequel on sort de Boussac dans cette direction. Arrivé à l’endroit où la route se bifurque, il trouva Raguet accoudé sur un de ces petits murs transparents et fragiles qui remplacent, par une dentelle en pierres sèches, les buissons dont cette terre stérile est dépourvue.

— Elle a pris le chemin de Saint-Silvain, lui dit ce misérable, au moment où Léon allait prendre celui de Savau.

Et comme Marsillat profitait de son avis sans paraître l’entendre, il se plaça devant la tête de son cheval en disant : « Ça mériterait pourtant quelque chose un service comme ça ! — Garez-vous, répondit Léon, ou bien vous allez savoir de quel bois est fait le manche de mon fouet ! — Jésus, mon Dieu ! murmura le bandit stupéfait ; il n’y a donc que des ingrats dans ce monde !

XXI.

LE MIRAGE.

« Ce brigand de Raguet est mon mauvais génie, pensait Léon en doublant le pas, et s’il y a un châtiment du ciel, c’est d’être forcé de recevoir son aide, quand je la repousse… Mais Jeanne est si belle !…

Jeanne marchait vite ; elle avait quatre grandes lieues à faire pour arriver à Toull, mais elle ne s’en inquiétait pas. Si la nuit est trop avancée, pensait-elle, pour qu’on veuille m’ouvrir chez la mère Guite ou chez le père Léonard, j’irai attendre le jour dans le Trou-aux-Fades. C’est un bon endroit, et aucune mauvaise chose n’oserait venir m’y tourmenter.

Toute superstitieuse qu’elle était, et peut-être justement parce qu’elle l’était, Jeanne connaissait peu la crainte. Elle avait eu, dès son enfance, l’esprit trop nourri de croyances merveilleuses, pour ne pas compter sur la connaissance que sa mère lui avait donnée à l’effet de repousser les méchants fadets et les follets pernicieux. Elle avait souvent autrefois, dans les premières nuits de l’automne, prolongé sa veillée aux champs jusqu’à minuit. C’est un usage de nos contrées que de faire paître ainsi les brebis à la rosée du soir, de la mi-juillet à la fin de septembre, pour engraisser celles qu’on veut vendre, et on appelle cela sereiner les ouailles[1].

Durant ces champêtres veillées, les petites filles, ordinairement plus braves que les grandes, prennent plaisir à se répondre d’une prairie à l’autre, en chantant à pleine voix leurs vieilles ballades et les admirables mélodies du Bourbonnais et du Berri, si tristes, si tendres, et dont le beau monde du pays fait si peu de cas. Dieu merci, les paysans les conservent et en composent encore ; et tandis que les demoiselles chantent au piano les plus plates et les plus détestables nouveautés d’opéra, les pastours font redire aux échos des champs des mélodies naïves et dures, que nos plus grands maîtres eux-mêmes voudraient avoir trouvées.

Quoiqu’on n’eût pas encore commencé à sereiner, Jeanne ne put se trouver dehors en pleine nuit, sans se croire transportée à cette époque pleine pour elle de chastes et poétiques souvenirs. Elle se rappela le temps où, toute enfant et gardant son petit troupeau sur le communal, elle avait appris à ses compagnes leurs plus belles chansons.

« Voilà six mois que c’était le printemps, etc. »
« C’étaient trois petits fondeurs, etc. »
« Chante, rossignol, chante, etc. »

Puis elle se retraça d’autres jours plus sérieux, où, initiée par sa mère à de mystérieuses pensées, elle s’é-

  1. Nous avons conservé ce vieux mot ; et si vous alliez parler de brebis chez nous, personne ne vous comprendrait, à moins que vous n’eussiez le soin de généraliser et de dire le brebiage ; encore n’auriez-vous pas la prononciation, et l’on vous accuserait de parler le chenfrais, c’est-à-dire le français moderne.