Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
JEANNE.

lui aux agitations humaines, et ne trouvant pas de sens au langage des hommes.

À force d’avoir à s’étonner de tout, Jeanne ne s’étonnait donc réellement de rien. Tout incident nouveau dans sa vie éveillait en elle cette simple réflexion : « Encore quelque chose que je ne sais pas, et que je comprendrai encore moins quand on me l’aura expliqué. »

Marsillat n’avait rien compris à Jeanne. Guillaume s’y était attaché par une sorte d’instinct poétique et falal. Sir Arthur l’avait devinée en partie. Marie seule la connaissait, elle avait raison de s’en vanter. Il fallait être arrivé par l’inteligence à la notion du sublime, pour comprendre comment, par le cœur seul, Jeanne s’y trouvait toute portée. Aussi mademoiselle de Boussac remarquait-elle que Jeanne avait tout autant à lui enseigner qu’à apprendre d’elle. Si la jeune châtelaine était plus éclairée dans ses affections, la bergère d’Ep-Nell était plus forte dans sa sérénité ; et quand Marie lui avait fait comprendre les souffrances d’une âme tendre, elle lui faisait comprendre à son tour la puissance d’une âme dévouée, le calme d’une religieuse abnégation. Elles disaient ensemble leur prière du soir, devant une petite madone d’albâtre que Guillaume avait envoyée d’Italie, et qu’elles couronnaient de fleurs de la saison. Ces deux jeunes filles n’avaient pas précisément le même culte. Marie n’était pas une dévote catholique ; c’était une chrétienne égalitaire, une radicaliste évangélique, si l’on peut s’exprimer ainsi. C’est assez dire qu’elle était hérétique à son insu.

Jeanne était une radicaliste païenne, sans s’en douter davantage. Ses superstitions rustiques lui venaient en droite ligne de la religion des druides, cette doctrine peu connue dans son essence, car on ne l’a jugée que d’après les crimes qui l’ont souillée et dénaturée[1]. La vierge Marie et la grand’fade se confondaient étrangement dans l’imagination poétiquement sauvage de la bergère d’Ep-Nell. Il y avait peut-être aussi quelque chose de sauvage et d’antique dans la résignation avec laquelle elle acceptait le fait de l’inégalité sur la terre. Mais il n’y avait rien de faible ni de lâche dans cette résignation. Jeanne, ne connaissant pas le prix de l’argent, n’ayant pas de besoins, et ne comprenant pas qu’il y eût dans la vie d’autres jouissances que celles de l’âme, ne se trouvait pas frustrée dans sa part de bonheur par la richesse et la puissance d’autrui. C’était un être exceptionnel, se rattachant, comme je l’ai dit déjà, à un type rare qui n’a pas été étudié, mais qui existe, et qui semble appartenir au règne d’Astrée.

Un soir que Jeanne et Marie venaient de finir leur prière, dans la chambre virginale et toute parsemée de violettes de la jeune châtelaine, celle-ci dit à sa rustique compagne : « Nous avons prié pour Guillaume en particulier. Dieu veuille qu’il ait un bon sommeil cette nuit, et que demain son front soit moins sombre !

— Eh ! ma mignonne ! de quoi vous inquiétez-vous ? répondit Jeanne. Si mon parrain n’a pas tout ce qu’il lui faut pour être heureux, il l’aura bientôt. Ça ne peut pas manquer. Prenez donc son mal en patience : il passera.

— Que veux-tu dire, Jeanne ? Devines-tu ce que mon frère peut désirer ?

— Je vois qu’il est jeune, et je pense qu’il s’ennuie un peu d’être tout seul. Vous autres, mondes riches, vous vous mariez trop tard. Chez nous, un garçon de vingt-deux ans aurait déjà de la famille. Mon parrain est bon, il est tout coeur. S’il avait une belle brave femme et des mignons petits enfants, il ne s’ennuierait pas, allez ! Faut conseiller à ma marraine de lui chercher une femme. Croyez-moi, Mam’selle, et vous verrez qu’il sera content.

— Tu crois donc qu’on ne peut pas être heureux sans famille, Jeanne ! et tu dis pourtant que tu ne veux pas te marier !

— Il ne s’agit pas de moi, Mam’selle, mais de mon parrain. Moi, je n’ai pas le temps de m’ennuyer ; mais lui, il ne travaille pas, et il lui faut une compagnie.

— Est-ce qu’on n’a pas sonné à la porte de la cour, Jeanne ? dit mademoiselle de Boussac, distraite par le son de cette cloche. Il était onze heures. Toute la ville était plongée dans le sommeil, et jamais visite ne s’était présentée à cette heure indue.

— M’est avis que vous avez raison, Mam’selle. On a sonné à la grand’porte.

— Qui peut venir maintenant ? Tout le monde est couché dans la maison !

— Oh dame ! ça n’est pas Cadet qui se réveillera. Une fois parti, c’est pour jusqu’au petit jour. La maison pourrait bien lui tomber sur le corps sans le déranger. Je m’en vas voir ce que c’est.

— Attends, Jeanne, j’irai avec toi : il ne faut pas ouvrir au premier venu. Nous parlementerons par le guichet.

— Venez, si ça vous amuse, Mam’selle !

Mademoiselle de Boussac jeta une écharpe de barége sur sa tête, prit la petite lanterne de Jeanne, et descendit avec elle légèrement, un peu curieuse, un peu effrayée de l’aventure.

On sonnait avec précaution, et comme si on eût craint de réveiller brusquement les hôtes du château.

— C’est du monde qui n’est pas hardi, dit Jeanne en ouvrant le guichet : qu’est-ce que c’est donc que vous voulez ?

— C’est un ami qui vous revient, répondit une voix que Marie reconnut sur-le-champ our celle de sir Arthur.

— Eh ! vite ! eh ! vite ! ouvrons ! s’écria-t-elle en le saluant affectueusement à son tour du nom d’ami par le guichet.

Sir Arthur, pour arriver plus vite par les mauvais chemins, avait pris un cheval à Sainte-Sévère. Jeanne, dont il ne vit pas les traits dans l’obscurité, prit la bride du locatis, et se chargea de le conduire à l’écurie, tandis que l’Anglais aidait gaiement la jeune châtelaine à refermer les portes. Ils se dirigèrent ensuite vers le château et entrèrent dans la grande salle aux gardes, qui était devenue la cuisine, et qui occupait le rez-de-chaussée.

— La nuit est fraîche, et je suis sûre que vous avez besoin de vous chauffer, dit Marie ; tenez, il y a encore du feu ici, je vais éveiller maman et Guillaume.

— Guillaume, je le veux bien… mais votre mère, je m’y oppose… Laissez-la dormir, et demain matin, je lui jouerai une fanfare sous sa fenêtre, à l’heure où elle s’éveille ordinairement.

— Au fait, elle a eu la migraine aujourd’hui, et son sommeil est précieux… mais Guillaume…

Marie allait monter à la chambre de son frère, lorsque celui-ci parut sur le seuil de la cuisine. Il avait entendu la cloche, le grincement de la grande porte sur ses gonds, et surtout les aboiements des chiens, qui n’étaient pas encore apaisés par les caresses de sir Arthur. Il s’était habillé à la hâte, et venait dans la cuisine chercher de la lumière.

— Oui-da ! s’écria-t-il en vovant sir Arthur, un tête-à-tête nocturne avec ma sœur ! Et il se jeta dans les bras de son ami, heureux de le revoir, bien qu’une étrange souffrance vint en même temps s’emparer de son âme. Claudie, que Jeanne avait éveillée, accourut offrir ses services, et sir Arthur, ne voulant à aucun prix déranger les autres habitants de la maison, Marie et sa soubrette alerte lui servirent une espèce de souper sur le bout de la table de la cuisine. Le sans-façon de cette réception campagnarde égaya beaucoup les jeunes hôtes, et leur convive, serein et enjoué comme à l’ordinaire, fit honneur aux viandes froides et aux sauces figées du repas impromptu.

— Nous ne vous espérions pas si tôt, lui dit Guillaume ; voilà pourquoi le veau gras est encore debout dans l’étable.

— Mes enfants, je suis venu deux jours plus tôt que je ne comptais, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Marie comprit que M. Harley ne voulait pas s’expliquer devant Claudie, et elle ordonna à celle-ci d’aller aider Jeanne à préparer la chambre de sir Arthur.

— Je vous dirai présentement, mes enfants !… dit sir

  1. On sait pourtant que le druidisme comme le sivaïsme partait des augustes et impérissables croyances sur la trinité et l’immortalité de l’être qui sont la base de toutes les grandes religions et dont le christianisme n’est qu’un développement.