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JEANNE.

pour l’esprit de la mère ! D’ailleurs Elvire éclipse complètement Marie. Marie a de beaux yeux, mais elle est si maigre ! elle a l’air d’un enfant, et l’idée du mariage ne vient pas en la regardant.

Que devinrent les douces illusions de la sous-préfette de Boussac lorsqu’elle reçut dès le lendemain le billet suivant :

« Madame,

« Dans mon impatience de suivre vos bons conseils et de m’établir suivant mon goût, je viens vous prier d’être mon intermédiaire auprès de miss Jane, la gouvernante anglaise de votre fille, pour lui offrir humblement la main, le nom et la fortune d’un honnête homme, très-amoureux d’elle. Je suis avec respect, etc.

« Arthur Harley. »

XIII.

LE FRÈRE ET LA SŒUR.

Cette brusque et bizarre déclaration fut un coup de foudre pour madame de Charmois. Elle courut s’enfermer avec madame de Boussac, qui ne voulut pas prendre l’affaire au sérieux, et la regarda comme un fort bon tour joué par sir Arthur à une donneuse de conseils importuns et malséants. Non ! non ! s’écria la Charmois indignée, s’il est homme d’honneur comme vous l’affirmez, il ne plaisante pas. Je suppose qu’il existât en effet une miss Jane, gouvernante de ma fille, jugez donc quelle joie et quel orgueil pour elle si on venait lui annoncer qu’un millionnaire veut l’épouser ! Et ensuite quelle honte et quelle rage lorsqu’on lui apprendrait que ce n’est qu’un poisson d’avril ! Non, un homme de bonne compagnie ne se permettrait pas une pareille mystification, fût-ce avec une laveuse de vaisselle.

— Mais, ma chère, reprenait madame de Boussac, M. Harley n’est pas si dupe que vous croyez ; il a très-bien compris que Jeanne est une servante, et, dans la certitude que vous ne prendriez pas au sérieux sa demande, il vous a adressé cette plaisanterie pour vous punir de lui avoir jeté nos filles à la tête.

— Si telle est son intention, il s’en repentira ! s’écria madame de Charmois. Je ferai si bien qu’il deviendra amoureux de ma fille, et j’aurai le plaisir de la lui refuser. Mais, en attendant, ma chère, vous allez, j’espère, me faire le plaisir de mettre Jeanne à la porte.

— Et pourquoi donc ? De quoi est-elle coupable, la pauvre enfant ?

— C’est une coquette insigne !

— Vous vous trompez beaucoup. Elle n’a pas l’apparence de coquetterie.

— Eh bien ! n’importe ! elle est belle, elle plaît ! elle fait du tort à nos filles. Il est impossible de la supporter davantage ici.

Jeanne était une senante si fidèle et si utile à la maison, que madame de Boussac se défendit de la renvoyer avec assez de fermeté. Je t’y contraindrai bien ! se dit tout bas madame de Charmois ; et elle feignit de renoncer à cette idée.

— Quant au poisson d’avril de M. Harley, dit-elle en froissant le billet et en le jetant dans le feu, voilà toute la suite que j’y donnerai. J’espère, ma chère amie, que vous aurez bouche close là-dessus.

— D’autant plus, répondit madame de Boussac, que notre ami ne peut pas l’entendre autrement, et qu’il compte bien que vous garderez la leçon pour vous, sans en faire part à personne. Je ne veux même pas être censée en rien savoir.

— Et moi, ajouta la sous-préfette, je ne veux même pas être censée avoir reçu cet impertinent billet. Il se sera censé égaré, et si votre Anglais m’en parle, je ferai semblant de n’y rien comprendre.

Madame de Charmois alla rejoindre son époux, qui s’occupait d’emménager dans la ville le local de sa nouvelle sous-préfecture, et, en le critiquant, en le grondant à tout propos, elle assouvit un peu sur lui sa mauvaise humeur.

Cependant l’exprès berrichon qui, de la Châtre, où M. Harley avait relayé et rédigé ses lettres pour Boussac, était venu au petit trot (en une grande journée) remplir ce bizarre message, avait, conformément à ses instructions, demandé à parler à mademoiselle Jane ; et comme il ne se piquait point de prononcer ce nom à l’anglaise, comme ledit nom écrit sur un billet dont il était porteur, offrait à des yeux français la même consonnance que celui de Jeanne, Claudie, qui apprenait à lire et qui commençait à épeler fort lestement, ne fut pas en peine de comprendre à qui cette lettre était destinée.

— Ça vient du Monsieur anglais qui a passé avant-hier par chez nous ? dit-elle au messager. C’est drôle ! Il faut qu’il ait oublié ou perdu quelque chose dans la maison. Mais s’il m’avait écrit à moi, il aurait mieux fait ; au lieu que Jeanne ne connaît pas encore ses lettres. Et faut-il faire une réponse à ça ?

— Eh ! non, observa judicieusement Cadet, puisque le Monsieur anglais est reparti pour Paris.

Allons ! dit Claudie, en mettant la lettre dans la bavette de son tablier, je lui donnerai ça quand elle ramènera ses vaches.

— Non, non ! faut y donner tout de suite, dit l’exprès, le Monsieur anglais a dit qu’il fallait y donner à elle-même, tout de suite en arrivant.

— Ah ! eh bien, je m’y en vas, répondit Claudie ; et retroussant le coin de son tablier de cuisine, elle se dirigea en courant vers la prairie, où Jeanne gardait ses vaches le long des rochers de la rivière. Mais elle n’alla pas jusqu’au bout du jardin sans rencontrer mademoiselle de Boussac, qui se promenait avec son frère, et à qui elle remit la lettre, pressée qu’elle était d’en entendre lire le contenu. Marie ne lui donna pas cette satisfaction. Elle se chargea de porter la lettre à Jeanne en se promenant, et dès que Claudie, un peu mortifiée, eut tourné les talons : « C’est vraiment là l’écriture de M. Harley, dit-elle à Guillaume : que peut-il donc avoir à écrire à Jeanne ?

— Cela me paraît inexplicable, répondit le jeune homme. Jeanne sait-elle lire ?

— Non, dit mademoiselle de Boussac, en décachetant la lettre, d’autant plus que c’est écrit en anglais.

Les deux jeunes gens connaissaient assez bien cette langue, surtout Marie, et ils lurent ce qui suit :

« Ma chère miss Jane, depuis quelques mois j’ai pris la résolution de me marier ; et comme j’ai la prétention d’être bon phrénologue et bon physionomiste, j’ai toujours compté obéir à la première sympathie bien franche et bien vive qu’une belle figure me ferait éprouver. Je ne vous ai vue que peu d’instants, mais je vous ai considérée assez attentivement, malgré mon émotion, pour être certain que je ne me trompe pas sur votre compte, que votre physionmie est le reflet de votre âme, et que votre âme est un type de perfection comme votre figure. Sur-le-champ, j’ai senti que je vous aimais et que je suis destiné à vous aimer toute ma vie, si vous daignez me payer de retour. Permettez-moi, lorsque je vous reverrai dans quinze jours, de mettre à vos pieds une affection sincère, respectueuse, fondée sur la plus haute estime et la plus tendre admiration. Jusque-là informez-vous de ma position et de mon caractère auprès de M. Guillaume de Boussac et de sa famille, afin que si votre cœur est libre de tout engagement, et si vous me jugez digne d’être votre mari, vous daigniez écouter ma demande et me croire votre serviteur et votre ami le plus dévoué.

Arthur Harley.

— En vérité, cela paraît sérieux, n’est-ce pas ? demanda Marie à son frère, qui était tombé dans une profonde rêverie.

— Oui, ma sœur, cela est sérieux, on ne peut plus sérieux ! répondit Guillaume après un long silence. Sir Arthur est incapable d’une indécente et cruelle plaisanterie. Jamais, fût-ce en riant, sa bouche n’a prononcé un