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JEANNE.

De Marseille, Léon avait été s’installer à Guéret, où il se proposait d’exercer sa profession d’avocat, durant quelques années, comme sur un théâtre plus digne de son talent que Boussac, arène obscure de ses premiers et remarquables essais. Mais il revenait fréquemment à Boussac pour voir sa famille, ses amis d’enfance, et donner un coup d’oeil à ses propriétés. Il ne manquait jamais d’être assidu au château de Boussac. Il était le conseil obligeant et désintéressé de la famille, la dirigeait habilement à travers ses embarras de fortune ; en un mot, il s’était rendu nécessaire, ce qui lui avait fait pardonner par la châtelaine son peu de respect et d’amour pour un trône et une religion auxquels, au fond de son cœur, la dame de l’empire ne tenait que pour la forme et à cause du nom qu’elle portait. N’ayant plus guère pour primer sa province que ce nom dont on lui tenait plus de compte que sous l’empire, elle se rattachait par là seulement à la restauration.

La grand’dame de Boussac faisait donc à l’avocat libéral et voltairien un accueil très-affectueux, et mademoiselle de Boussac, attentive à complaire à sa mère, le recevait avec une grâce candide, qu’elle s’efforçait de rendre enjouée, comprenant bien que le côté profond de son caractère serait heurté par l’ironie de Marsillat, et ne se sentant pas assez de confiance en lui pour consentir à une discussion sérieuse sur quelque sujet que ce fût. Au fond du cœur, Marie se tenait sur ses gardes avec cet homme que son frère avait paru ne point aimer, et qu’elle voyait sceptique sans savoir qu’il était dépravé. On fermait les yeux là-dessus au château, et on ne prononce pas d’ailleurs le mot de libertin devant les demoiselles.

— Madame, dit Marsillat à la châtelaine, je vous annonce une visite. J’ai rencontré, au bas de la côte, une grosse voiture… remplie de graves personnages que je ne connais pas, mais qui m’ont demandé à plusieurs reprises si vous étiez chez vous.

— Une grosse voiture… de graves personnages… s’écria madame de Charmois en jetant un coup d’œil rapide sur la toilette de sa fille.

— Et que vous ne connaissez pas ? ajouta madame de Boussac. Voilà ce qu’il y a de plus étrange, car vous connaissez toutes les personnes du pays, monsieur Léon.

— Vous ne voyez pas, maman, que c’est un poisson d’avril ? dit en souriant mademoiselle de Boussac.

— Ah ! mademoiselle Marie, répondit Marsillat, je ne me permettrais jamais avec vous… ce que vous me faites l’honneur insigne de vous permettre envers moi dans ce moment même.

— Comment cela ?

— Permettez-moi donc de saluer cette dame, reprit Marsillat, qui reconnaissait la nuque hâlée de Claudie sous sa crinière mal domptée.

Et il s’approcha du jeune groupe, faisant, avec un sérieux comique, de grands saluts à Claudie, mais sans la regarder en face, car la beauté de Jeanne et son attitude naturellement noble et calme absorbaient toute son attention.

— Et comment donc que vous avez fait pour me reconnaître si vite, quand Cadet ne m’a pas reconnaissue du tout ? s’écria Claudie en se levant et en se donnant de grands coups d’éventail dans la poitrine.

— Avec quelle grâce elle manie l’éventail ! reprit Marsillat toujours railleur et regardant toujours Jeanne de côté : on dirait d’une beauté andalouse.

— C’est-il des sottises que vous me dites là, monsieur Léon ? demanda Claudie, ne comprenant rien à ce compliment ironique.

Pendant que l’on échangeait des reparties enjouées autour de la table à ouvrage, madame de Charmois, qui avait braqué son lorgnon sur Marsillat, et qui, déjà, avait interrogé à la hâte madame de Boussac sur le nom, la position et la fortune de l’avocat, reconnut, avec ce regard de lynx d’une femme née préfet de police, que ledit avocat, après avoir effleuré du regard la grosse Elvire, n’avait plus daigné y faire la moindre attention, et que, tout en parlant avec Marie et Claudie, il ne détachait pas ses yeux de la belle Jeanne. — Ma chère, dit-elle à madame de Boussac, il est temps de faire finir cette plaisanterie ; il vous arrive du monde. J’ai entendu dans la cour le roulement d’une voiture…

— Eh non ! ma chère, c’est une charrette qui rentre.

— N’importe ! faites sortir ces péronnelles. Je vous demande cela pour moi. Une visite qui vous tomberait dans ce moment-ci me gênerait beaucoup… Et puis, vraiment, ajouta-t-elle en baissant la voix tout à fait, vous avez là une trop belle servante ; cela fait tort à nos filles. Je ne conçois pas que vous gardiez cette Jeanne ayant une fille à marier. Je vois que vous n’y entendez rien, et qu’il faudra que je vous dirige si vous voulez l’établir convenablement. Allons ! vous riez de tout ! Moi, je vais renvoyer à leur poulailler ces demoiselles de contrebande. La grosse Charmois se leva ; mais, avant qu’elle eût fait un pas, Cadet, tout rouge, tout essoufflé, tout ébouriffé, se précipita dans le salon en criant et en riant à se luxer la mâchoire :

— Madame ! les v’là ! notr’ maîtresse ! Ça les est ! Ça les est ; foi d’homme !

— Mon fils ! s’écria madame de Boussac, qui devina avec le seul commentaire de la tendresse maternelle.

Elle s’élança vers la porte avec Marie, et soudain Guillaume, bousculant Cadet, qui, dans sa joie, perdait la tête et se mettait en travers de la joie d’autrui, se précipita dans les bras de sa mère et de sa sœur. Sir Arthur le suivait, attendant, d’un air heureux et calme, sa part dans les embrassades et les effusions de famille.

XII.

UN GENTLEMAN EXCENTRIQUE.

J’espère que je vous ai tenu parole, dit sir Arthur aux dames de Boussac, lorsque les premiers transports furent apaisés. Je vous le ramène aussi frais, aussi aimable et plus robuste qu’avant sa maladie.

En effet, Guillaume était devenu tout à fait un beau jeune homme. Il avait fait le matin un peu de toilette pour donner de la joie à sa mère en lui montrant la meilleure mine possible. Ses yeux brillaient du pur bonheur qu’on éprouve à se retrouver au sein de sa famille après une assez longue absence. Il ne cessait d’embrasser sa mère, de baiser tendrement les mains de sa sœur, de serrer dans ses bras sir Arthur, en le leur présentant comme son sauveur, son meilleur ami, son véritable médecin ; il faisait même un accueil des plus affectueux à Marsillat, contre lequel il paraissait avoir abjuré ou plutôt oublié ses anciennes préventions. Présenté aux dames de Charmois, il avait su dire des paroles d’un aimable à-propos pour féliciter sa mère et sa sœur de leur arrivée. Enfin, tout le monde le trouvait charmant, et même la grosse sous-préfette l’eût désiré moins joli garçon, cet avantage de la beauté rendant, selon elle, les jeunes gens plus difficiles, en fait de fortune, dans le choix d’une épouse.

Quant à sir Arthur, elle le dévorait de son lorgnon, et, ne pouvant se lasser d’admirer sa belle figure et sa noble prestance, elle pensa moins d’abord à en faire son gendre qu’à regretter pour elle-même de n’avoir pas vingt ans de moins.

Jeanne et Claudie étaient restées debout dans leur coin, ne se souvenant plus qu’elles étaient déguisées, l’une ébahie à la vue de ces beaux Messieurs si bien habillés ; l’autre attendrie de la joie de sa marraine, et surtout de sa jeune maîtresse, ne pensant ni à se faire voir ni à se cacher, oublieuse d’elle-même, suivant sa coutume. « Comme ce grand Monsieur parle drôlement ! disait Claudie surprise de l’accent britannique très-prononcé de sir Arthur. — Tu vois bien qu’il parle anglais ! lui répondit d’un air avisé Cadet, qui s’était rapproché d’elle.

— C’est donc ça de l’anglais ? reprit Claudie ; ça se comprend bien tout de même.

— Ce Monsieur est un Anglais ? dit Jeanne à son tour ; et, conservant contre les enfants d’Albion un effroi et un ressentiment enracinés dans le cœur de nos paysans depuis quatre siècles, elle s’étonna qu’il eût l’air d’un chrétien plus que d’un démon.

— Mademoiselle Marie, dit Marsillat, je vous demande