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JEANNE.

chambre ? Vous voyez bien que Marie pas plus qu’Elvire n’engendre la mélancolie !

— Comment ! Est-ce que c’est Elvire qui crie comme cela ? À coup sûr ce n’est pas Marie ! J’ai envie de les faire taire en les appelant par la fenêtre. Si vous bourgeois de province entendaient cela, ils prendraient nos filles pour des butordes comme les leurs.

— Eh ! Laissez-les rire ! c’est de leur âge ! Nos filles seront plus heureuses que nous, ma chère. Elles se marieront passablement, grâce à leur naissance, et ne feront que gagner à changer de position. Nous qui avons passé notre jeunesse au milieu des fêtes et du luxe de l’empire, nous trouvons le temps présent bien triste et la vie bien nue.

— Ne parlez pas ainsi, ma belle. On croirait que vous regrettez l’empire.

— Non. Je connais trop le devoir de mon rang ; et ce que je dois à mes opinions pour cela. Mais j’ai beaucoup perdu comme fortune et comme position à la chute de Buonaparte.

— Non, ma chère, vous avez perdu à la mort de votre mari ; car s’il eût vécu jusqu’à 1815, il eût fait comme le mien et comme tant d’autres fonctionnaires et officiers de l’empire. Il se fût rallié des premiers aux princes légitimes, et il aurait repris du service ou se serait fait donner quelque bonne place en province.

— Ce n’est pas sûr, ma chère. Il s’était attaché à l’empereur.

— Il s’en serait détaché de son empereur !

— Peut-être. J’aurais fait mon possible pour cela, non par ambition, mais par conviction. Je n’aurais peut-être pas réussi. Il faut bien avouer que l’empereur… que Buonaparte a exercé sur nos maris un grand prestige.

— Oui, dans les commencements, c’était fait pour cela. J’ai vu M. de Charmois lorsqu’il était chambellan, tout à fait coiffé de lui… Mais quand il lui a vu faire tant de sottises, il a ouvert les yeux sur ses véritables intérêts comme sur ses vrais devoirs.

— Je doute que M. de Boussac se fût corrigé si aisément. Il était d’humeur, au contraire, à s’attacher à Napoléon à proportion de ses revers.

— C’était une tête romanesque, lui aussi ; un digne homme, j’en conviens, qui vous eût rendue bien heureuse, si la guerre ne vous eût si souvent séparés, et si vous n’eussiez pas été si jalouse.

— Vous êtes mal fondée à me faire ce reproche… je ne l’ai jamais été de vous.

— Cela vous plaît à dire… Vous l’étiez bien un peu !

— Nullement. M. de Boussac redoutait fort les coquettes… Et vous l’étiez excessivement.

— Méchante !… Est-ce que nous ne l’étions pas toutes dans ce temps-là ?

— Plus ou moins…

— Vous étiez folle de toilette, allons donc ! et vous faisiez pour cela des dépenses que M. de Charmois ne m’eût jamais permises.

— C’était plutôt vanité de ma part que coquetterie… Pensez-vous que ce soit tout à fait la même chose ?

— Vous êtes très-méchante, ce soir… Mais si j’ai été coquette, si je le suis encore un peu, je suis excusable ; mon mari n’était pas aimable comme le vôtre… Mais quel tapage font ces demoiselles ! c’est intolérable, ma chère… Je suis sûre que toute la ville les entend. Ah ! les demoiselles se gâtent en province… cette manière de rire et de crier est vraiment de mauvais ton !

— Ce ne sont pas elles qui crient comme cela… ce sont les servantes ; c’est Claudie… je reconnais sa voix.

— Laquelle de vos deux soubrettes est Claudie ?… est-ce la belle blonde ?

— Non, c’est la petite brune… L’autre s’appelle Jeanne : elle est ma filleule.

— Eh ! croyez-vous que ce soit bien convenable de laisser nos filles se divertir dans la compagnie de ces servantes ?

— Il faut bien que nos pauvres enfants s’amusent un peu… c’est fort innocent ! Sans doute elles font monter ces petites dans leur chambre pour s’essayer avec elles à danser la bourrée du pays. C’est un bon exercice pour la santé. Claudie démontre cette danse ex professo… Elle est légère, bien découplée, et ne manque pas de grâce.

— Et l’autre, la belle ? danse-t-elle aussi ?

— Non, c’est une fille sérieuse et mélancolique. Mais, en général, c’est elle qui chante les airs de la bourrée. Elle a une jolie voix.

— Est-ce que vous êtes bien servie par ces paysannes ?

— Mieux que je ne l’ai jamais été par des femmes de chambre de Paris que je payais dix fois plus cher, et qui s’ennuyaient en province ; c’est une réforme domestique dont je n’ai eu qu’à m’applaudir et que je vous conseile.

— Mais elles ne savent rien faire ? Qui est-ce qui vous habille ? Qui est-ce qui coiffe Marie ?

— C’est Claudie. Elle est adroite, active et intelligente, c’est une fille remarquablement éducable.

— Et l’autre ? que fait-elle ? Je la vois moins souvent dans la maison.

— Elle garde mes vaches, fait le beurre et les fromages à la crème dans la perfection. Elle dirige la lessive, range le linge et conserve les fruits. C’est elle qui a toutes mes clefs. Elle est beaucoup moins fine, moins adroite de ses mains et moins diligente que Claudie ; mais c’est un excellent sujet : sage, laborieuse, douce et fidèle, elle m’est devenue fort nécessaire. C’est une véritable trouvaille que mon fils a faite là pour ma maison.

— Ah ! c’est Guillaume qui vous l’a donnée : Il l’a prise sur sa jolie figure, et cela prouve qu’il s’y connaît.

— Ma chère, Guillaume est trop bien né, il se respecte trop pour avoir des yeux pour ces pauvres créatures.

— Vous n’aviez pas tant de confiance en monsieur son père, car je me rappelle fort bien qu’un jour, ici, jadis, je vous trouvai tout en larmes, et venant de renvoyer la bonne… la nourrice, je crois, de votre fils, parce que vous pensiez que M. de Boussac la trouvait trop belle.

— Vous rappelez un de mes vieux péchés, et c’est cruel de votre part. La pauvre nourrice était, je crois, fort innocente. Elle était un peu lente, un peu hautaine et têtue ; elle m’impatientait souvent. J’avais alors le sang plus vif qu’aujourd’hui. M. de Boussac, plus indulgent et meilleur que moi, me donnait toujours tort quand je la grondais. Un jour, j’en pris du dépit. Je lui fis des reproches injustes. Il décréta, pour avoir la paix, le renvoi de la pauvre Tula, et j’en fus très-punie, car je ne retrouvai jamais une femme aussi dévouée à mon fils et à moi. Mais elle était d’une fierté insensée. Je ne sais quelle parole de laquais lui fit entendre que j’étais jalouse d’elle, et jamais, quelques offres que je lui fisse faire, elle ne voulut rentrer à mon service. Je fus un peu offensée d’un tel orgueil ; puis vint la mort de mon pauvre mari, mes embarras de fortune, mon séjour à Paris pour l’éducation de Guillaume ; et j’avais oublié cette femme, lorsqu’il y a dix-huit mois, peu de jours après ma nouvelle et définitive installation dans ce pays-ci, Guillaume m’apprit sa mort et m’amena, d’un village où il avait été se promener par hasard, cette orpheline, cette Jeanne, la fille de Tula, la sœur de lait de Guillaume par conséquent.

— Ah ! la fille de… la nourrice ? La fille de la nourrice, cette blonde ? Je l’ai vue toute petite chez vous.

— Elle a beaucoup des manières et même des manies de sa mère ; mais elle est infiniment plus patiente et plus douce. Dans le premier moment, la vue de cette jeune fille me causa une impression pénible. Elle me rappelait un chagrin de ménage et peut-être des torts de ma part. J’eusse souhaité lui faire du bien et la renvoyer dans son village. Mais c’est au retour de cette promenade que Guillaume fit l’épouvantable maladie qui le tint six semaines entre la vie et la mort, et Jeanne le soigna avec tant de dévouement que je la gardai ensuite par reconnaissance.

— On a dit qu’il avait reçu d’un paysan un coup de pierre à la tête. Est-ce à cause d’elle ?

— Ce n’est pas vrai, car il l’a toujours nié, et Jeanne n’a rien vu de semblable. Vous savez bien que c’est à la suite d’un incendie où Guillaume s’employa avec dévouement pour sauver une misérable chaumière frappée de la foudre qu’il eut cette terrible fièvre cérébrale.

— Comment voulez-vous que j’aie oublié cela ? vous