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JEANNE.

— Mon petit Cadet, tu me fais bien de l’honneur de parler comme ça, mais tu sais bien que je ne veux pas me marier.

— À d’autres ! dit Léon affectant toujours de toucher la question par-dessous jambe.

— Non, pas à d’autres, monsieur Léon, reprit Jeanne avec calme ; monsieur le curé sait bien que je ne peux pas songer à me marier.

— Ah ! vous savez cela, vous, curé ? dit Léon d’un ton de persifflage. Voyez ce que c’est que de confesser les jeunes filles !

— Jeanne ne veut pas se marier… Jeanne ne se mariera pas, répondit le curé avec gravité.

— Allons, c’est le secret de la confession, dit Marsillat en riant.

— Ça n’est pas des choses pour rire, monsieur Léon, reprit Jeanne avec une dignité toujours tempérée par l’excessive douceur de son caractère et de son accent.

Guillaume contemplait Jeanne avec l’intérêt d’une vive curiosité. Est-ce un secret, en effet ? demanda-t-il en s’adressant à la jeune fille.

— C’est toujours inutile de parler de ça, dit Jeanne ; je n’en ai parlé que pour dire que je n’ai pas besoin de maison, et que je n’en veux pas, mon parrain. Mais je vous en suis obligée comme si vous m’aviez fait bâtir un châtiau.

— Jeanne a grandement raison, dit le curé. Soyez assuré, monsieur le baron, que la prudence parle par la bouche de cette enfant. Si elle avait une maison, elle serait entraînée par son bon cœur, et conseillée peut-être par sa conscience, d’y demeurer avec sa tante, et sa tante l’opprimerait… si elle ne faisait pire, ajouta-t-il en baissant la voix. Renoncez à ce généreux projet, monsieur le baron, vous trouverez bien le moyen et l’occasion d’assurer autrement le sort de Jeanne.

— Je me rends ; vous avez raison, monsieur le curé, répondit Guillaume sur le même ton, et même je crois qu’avec la délicatesse extrême de son caractère il faudra s’en occuper sans la consulter.

— Sans aucun doute. Le temps et l’occasion vous conseilleront. Ce qu’il faut régler dès à présent, c’est le lieu où elle va provisoirement s’établir. Voyons, Jeanne, ajouta le curé en élevant la voix, où désirez-vous vous installer d’abord ?… Aujourd’hui, par exemple !

— Veux-tu venir chez nous, Jeanne ? s’écria Claudie avec une affectueuse spontanéité.

— Merci, ma mignonne. Ta mère est gênée, et elle a bien assez de toi pour faire son ouvrage. Je ne veux être à la charge de personne.

— Jeanne, dit le curé, vous ne pouvez pas compter trouver ici de l’ouvrage du jour au lendemain. Il faut, dans les premiers temps, que vous vous retiriez dans une maison honnête, où votre parrain répondra de votre dépense.

— Sans doute, dit Guillaume, si Jeanne n’est pas trop fière pour accepter de moi le plus léger service !

— Oh ! mon parrain, vous m’accusez injustement. J’accepterai ça de bon cœur, venant de vous.

— Eh ! de quoi vous embarrassez-vous, curé, dit nonchalamment Marsillat ; votre servante est vieille et cassée. Prenez Jeanne à votre service.

— Non, Monsieur, ce ne serait pas convenable, répondit avec fermeté M. Alain. La foi n’est pas assez vive, par le temps qui court, pour qu’un homme d’église soit plus respecté qu’un autre par les mauvaises langues.

— Eh bien ! il y a un expédient qui remédie à tout, reprit Marsillat. C’est que Guillaume emmène dès aujourd’hui sa filleule à Boussac, et qu’il la présente à sa mère. Guillaume regarda attentivement Léon, pour voir si ce conseil ne cachait pas quelque piège. Marsillat était complètement de bonne foi.

— À dire le vrai, reprit le curé, ce n’est pas la plus mauvaise idée. Jeanne a irrité sa tante et le méchant Raguet, qui est capable de tout. Je ne serai pas tranquille sur son compte, tant que Gothe n’aura pas pris son parti de se passer d’une victime qu’elle aimait à faire souffrir… et d’ailleurs… tenez, Jeanne, croyez-moi… allez-vous-en trouver votre marraine, madame la baronne de Boussac… À cette distance, et sous la protection d’une personne aussi respectable, vous n’aurez rien à redouter.

— Aller à Boussac, moi ? dit Jeanne effrayée. Vous me conseillez ça, monsieur le curé ?

— Et moi, je vous en prie, Jeanne, dit Guillaume avec l’assurance d’accomplir un devoir. Vous ne connaissez peut-être pas les dangers dont vous êtes entourée, avec des ennemis comme ceux que j’ai vus aujourd’hui près de vous… Si vous avez confiance en moi, vous me le prouverez en venant dès aujourd’hui trouver ma mère.

— Mon parrain, dit Jeanne, qui regarda cette prière comme un ordre, et qui s’y soumit aussitôt sans en bien comprendre les motifs, votre volonté sera la mienne. Mais voulez-vous donc que je demeure à Boussac, à la ville, moi qui ne me souviens pas d’être jamais sortie du pays de Toull-Sainte-Croix !

— Si vous avez de l’aversion pour le séjour de la ville, vous serez libre de revenir ici quand vous voudrez, mon enfant. Seulement vous verrez ma mère, vous causerez avec elle, vous lui ouvrirez votre cœur, vous lui parlerez de vos chagrins ; elle est bonne, compatissante, et saura trouver des paroles pour vous consoler… Puis, vous vous entendrez avec elle pour l’avenir, et votre indépendance sera respectée et protégée.

Jeanne accepta, un peu confuse, un peu effrayée de l’idée d’aborder la grand’dame de Boussac, dans un moment où, disait-elle, le chagrin lui ôtait quasiment l’esprit.

— Vous en serez d’autant plus intéressante aux yeux de votre marraine, dit le curé, et il insista si bien que Jeanne céda.

Marsillat eut l’esprit de ne pas offrir de la prendre en croupe, et de proposer même son cheval à Guillaume, comme étant beaucoup plus fort que Sport pour porter deux personnes. Guillaume était un peu effrayé de l’idée d’arriver à la porte de son château avec une paysanne en croupe. Mais le curé, qui sentait ce qu’il y aurait d’inconvenant à faire partir Jeanne avec deux jeunes gens, arrangea tout, en leur en adjoignant un troisième. Cadet fut chargé de prendre la jument du curé, et d’être le cavalier de Jeanne. Le curé avait raison au fond. Une paysanne sur le même cheval qu’un paysan, n’a jamais fait jaser personne. Avec un bourgeois, c’eût été bien différent.

Pendant qu’on préparait les chevaux, le curé fit dîner tous ses hôtes, et recommanda à Guillaume qu’il trouvait bien pâle, et qui avait une forte migraine, de se faire faire une petite saignée le lendemain.

Claudie ne partageait pas beaucoup la sécurité de M. Alain, qui croyait mettre Jeanne à couvert des convoitises de Marsillat en l’envoyant à Boussac. Elle suivait d’un œil jaloux tous leurs mouvements, et la grande vertu de Jeanne était la seule chose qui la rassurât un peu.

— Écoute, ma Jeanne, lui dit-elle, si tu te loues à Boussac, tâche de me faire entrer en service dans la même maison que toi. Ça ferait bien mon affaire de demeurer à la ville, moi !

— Et moi, j’y demeurerais ben arrié (aussi) ! dit le gros Cadet ; c’est rudement joli la ville de Boussac ! c’est la p’u brave ville que j’asse pas connaissue.

— Je crois bien, imbécile ! dit Claudie, tu n’en as jamais vu d’autre !

Avant la fin du diner, Marsillat sortit pour donner l’avoine à sa jument Fanchon, qu’il avait installée dans une grange un peu isolée du village, à cause de l’exiguïté de l’écurie du presbytère. Le jour commençait à baisser, et au moment où il pénétrait sous le portail de la grange, il vit au milieu des bottes de fourrage et des outils aratoires, une figure blême se lever lentement et le regarder de près. Il eut bientôt reconnu l’acolyte et le compère de la Grand’Gothe, maître Raguet dit Bridevache[1]. Cet homme sans aveu vivait au milieu des landes, dans une mauvaise hutte de branches et de terre, qu’il s’était bâtie tout seul, et où personne, autre que la sorcière Gothe, n’eût

  1. En vieux français, brigand, voleur de bestiaux