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JEANNE.

innocente, répondit Guillaume ; et, à votre place, je ne bornerais pas à lire des romans, j’en ferais.

— Bonne plaisanterie, dit le curé ; mais la matière ne manquerait pas. Il y a ici, tant de souvenirs qui, dans l’esprit des paysans, appartiennent à la tradition historique, grâce à l’interprétation poétique ! Ce que vous avez entendu dans le cimetière doit bien vous en donner une idée.

— Ils croient donc sérieusement à ce trésor caché !

— À tel point, Monsieur, qu’il est heureux pour vous de posséder, par droit d’héritage, des terres dans nos environs car vous en trouverez difficilement à acheter. On craindrait que vous ne fissiez l’acquisition du trésor.

— J’ai donc des terres par ici ? pensa Guillaume, qui ne le savait pas, ou ne s’en souvenait plus, tant ces espaces incultes et arides sont de peu de valeur.

— Et même, Monsieur, poursuivit le desservant, si vous apportiez généreusement ici des capitaux avec l’intention de les sacrifier pour améliorer les terres, et par conséquent le sort des paysans qui les cultivent, vous y seriez peut-être vu par quelques-uns de fort mauvais œil. On se persuaderait que vous faites bouleverser le sol pour en arracher les pièces d’or qui brûlent la racine des plantes, et sans doute les chariots d’or et d’argent massif, les casques étincelants et les ceintures de pierreries de vos ancêtres, les chefs des Galls détruits et immolés en ce lieu par les Romains, et plus tard par les Barbares. Cette tradition a (comme toutes les traditions) son fond de vérité historique. À la mort d’un chef gaulois ou celte, après avoir immolé sur sa tombe ses esclaves, ses serviteurs dévoués, et ses chevaux, on lui donnait, vous le savez, une montagne pour tombeau, et on enterrait des lingots d’or et d’argent, des armes du plus grand prix, enfin d’immenses richesses, avec tous ces cadavres. On a trouvé dans nos contrées des chaînes d’or dans les urnes des tombelles, ou tumulus… Mais je vous ennuie, monsieur le baron ?

— Au contraire, vous m’intéressez beaucoup, Monsieur le curé ; mais ces tumulus étaient des monuments romains ?

— Ou gallo-romains, et si l’on en trouvait d’une époque antérieure, au lieu de simples ornements on trouverait peut-être alors…

— Ah ! Monsieur le curé, vous croyez aussi un peu au trésor, convenez-en.

— Je pourrais y croire, dit le curé en souriant, sans désirer de me l’approprier, et je souhaite de toute mon âme qu’il se trouve sur vos terres et non dans mon jardin, où, sans rien chercher pourtant, j’ai trouvé, tout en plantant mes salades, d’assez belles monnaies romaines dont je veux vous faire hommage.

— Je ne veux pas vous en priver, répondit le jeune baron ; mais je serai fort aise de les voir.

Le curé ouvrit le tiroir de sa vieille table de chêne, et, du milieu de mauvaises ferrailles, de clefs rouillées, de clous tordus et d’autres débris sans valeur dont la collection trahissait les habitudes parcimonieuses de la pauvreté, il ramassa plusieurs médailles d’Antonin le Pieux, de Gallien, d’Agrippine et de Philippe l’Arabe, qui se trouvent particulièrement très-bien conservées et en abondance dans nos provinces du centre.

Pendant que nos deux amateurs examinaient curieusement ces monnaies, la tempête s’était déchaînée de nouveau. L’arbre unique de la ville de Toull pliait et grinçait sous le vent, et la grêle battait les tuiles du presbytère. Le tintement lugubre de la cloche se mêlait aux mugissements de l’orage.

— Il me semble, dit Guillaume, que si vous craignez les effets de la foudre, vous devriez empêcher maître Léonard de s’évertuer de la sorte.

— Il serait bien impossible de s’y opposer, répondit le curé, et cependant Léonard est un des plus raisonnables. Mais s’il ne croit pas aux fades, il croit à ses cloches. Tout le village y croit, et si je voulais les faire taire, je risquerais de me faire lapider.

— Ils sont donc croyants, après tout, vos paroissiens ?

— Trop croyants dans un sens, car ils croient tout, la vérité comme le mensonge, l’idolâtrie comme la religion, et le druidisme comme le polythéisme. Les bons et les mauvais esprits mêlent leurs attributions autour de leur existence. Les fades (fates) jouent ici un grand rôle, et le pays Toullois est criblé de trous et d’excavations dûs au travail de l’homme, demeurés sauvages de nos premiers pères, ou antres consacrés aux oracles des prophétesses gauloises. Eh bien ! toutes ces grottes, fort intéressantes pour l’antiquaire, sont en grande vénération chez le paysan, à cause du séjour d’êtres invisibles qu’ils cherchent à se rendre favorables en apportant dans leur sanctuaire un tribut quelconque, une feuille, un brin de mousse, n’importe quoi, pourvu que ce soit une marque de souvenir et de respect.

— J’ai vu ma sœur de lait, Jeanne, accomplir cette formalité, s’écria Guillaume, qui depuis longtemps pensait à cette jeune fille, sans trouver à placer une question sur son compte au milieu de l’érudition du desservant. Dites-moi, monsieur le curé, Jeanne, comme fille et nièce de sorcières, n’est-elle pas un peu sorcière aussi ?… Mais seriez-vous souffrant ? ajouta Guillaume, qui vit le jeune curé rougir et pâlir spontanément.

— C’est ce tonnerre qui me bouleverse un peu le sang. Est-ce que cela ne vous fait rien, monsieur le baron ?… Jeanne est une honnête et bonne créature, je puis vous l’assurer. Elle est digne du plus grand intérêt.

— C’est ce qui me semble, répondit Guillaume, et je suis bien aise de vous en parler à cœur ouvert, monsieur le curé ; car j’ai des devoirs trop longtemps oubliés, à remplir envers elle, et je désirerais savoir de vous… là, entre nous et en confidence, si vous ne pensez pas que mon premier devoir serait de la soustraire, en la plaçant chez ma mère, à de certains dangers…

Le curé se troubla, hésita encore, et dit d’une voix émue : Je ne comprends pas, Monsieur, quels dangers…

— Les jeunes gens de la ville, attirés par une beauté si remarquable, ne pourraient-ils pas songer, maintenant qu’elle est abandonnée à une méchante femme… ?

— Vous soulagez mon cœur, monsieur le baron, répondit le curé, comme ranimé par cette ouverture : j’aurais craint de porter des jugements téméraires, mais puisqu’il vous est venu, à ce sujet, les mêmes craintes qu’à moi, je vous dirai que depuis quelque temps, mais je ne veux nommer personne…

— Je nommerai, moi, dit Guillaume ; mais il n’en eut pas le temps, et laissa ce nom expirer sur ses lèvres en voyant celui qui le portait, Léon Marsillat, ouvrir brusquement la porte, et s’approcher sans façon du feu qui pétillait dans l’âtre, pour sécher ses habits trempés de pluie.

VI.

LE FEU DU CIEL.

« Salut à la perle des curés ! dit Léon Marsillat, en secouant familièrement la main du desservant. C’est encore moi, mon cher Guillaume. Curé, vous ne me refuserez pas l’hospitalité d’un fagot et d’un verre de vin, car je suis glacé. Comme ce diable d’ouragan a subitement changé le fond de l’air !

— Je vous croyais déjà loin sur la route de Boussac ? dit le jeune baron.

— J’ai eu pitié de laisser trotter dans la crotte la Dulcinée que j’avais en croupe, et, en véritable don Quichotte, je suis venu la déposer au sein du Toboso. Mon cheval, ayant ce rude chemin à gravir avec deux personnes sur le corps, n’a pu monter vite. Tudieu ! que les Gaulois entendaient mal le pavage des routes ! Mais puisqu’il plaît au tonnerre et à la grêle de recommencer leur tapage, je ne me soucie pas de m’y exposer sans nécessité. J’attendrai le beau temps en trop bonne compagnie pour m’impatienter.

— Monsieur Léon, dit le curé, qui venait d’appeler la servante, pour ranimer le feu et remplir le pichet au vin, vous avez toujours quelque compagne de voyage à promener en triomphe par les chemins. Savez-vous que cela fait jaser sur le compte de nos jeunes filles ?