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JEANNE.

— Tu iras chez, la mère Guite, chez le père Léonard, chez la Colombette, chez la grosse Louise, chez ton oncle Germain, chez… Eh bien ! la voilà qui se sauve à présent, sans m’écouter ! Qu’est-ce que tu vas apporter ? Imbécile !

— J’apporterai ce que vous voudrez, dit Jeanne d’un ton résigné.

— Tu prendras trois oies chez la mère Guite, deux pains chez la Gervoise et un demi-sac de pois chez M. le curé. Si tu ne peux pas apporter le tout, tu diras au garçon à Léonard de t’aider ; c’est un garçon complaisant. Tu diras que nous paierons ça à la Saint-Martin, et si tu ne trouves pas de crédit chez l’un, tu iras chez l’autre. Allons, sauve-toi. »

Jeanne sortit d’un air abattu, mais armée de la suprême patience, qui est la seule grandeur laissée en partage au pauvre et au faible ; elle vint se joindre au petit groupe qui l’attendait, et, sans dire un mot, elle se mit à marcher à côté de Claudie. Celle-ci, attendrie à sa manière de tant de souffrance muette et profonde, passa son bras sous le sien, et se mit à lui parler à voix basse pour la consoler de son mieux.

Marsillat, s’entretenant avec Guillaume, maintenait son cheval au pas ; mais, à une très-petite distance d’Épinelle, le sentier escarpé des piétons venant à couper le chemin ferré, Guillaume prit congé de lui. « C’est grand dommage que vous n’ayez pas votre cheval, dit Marsillat. En dix minutes vous auriez été rendu à Toull, au lieu que vous allez supporter une demi-heure de pluie battante.

— Ma foi, oui, c’est grand dommage ! s’écria Claudie. Vous auriez pris chacun une de nous en croupe, et nous ne nous serions pas trempées si longtemps.

— Veux-tu monter derrière moi, Claudie ? je peux te conduire jusqu’à la Croix-Jacques, et puisque Jeanne est avec M. Boussac, il n’a plus besoin de toi pour retrouver son chemin.

— Ah ! ça, mon petit Léon, ça me va ! Vous êtes un bon enfant, tout de même. Arrêtez donc votre chevau au droit de cette grosse pierre pour que je puisse monter.

— Attends, attends, ma fille, dit le malin Marsillat, je te prendrais avec plaisir ; mais je crois que je ferai mieux de prendre cette pauvre Jeanne, qui a passé tant de nuits et qui peut à peine se traîner.

— Non, Monsieur, non, grand merci, répondit Jeanne d’un ton assez ferme.

— Ah ! vous voilà pris ! grommela Claudie en transperçant de son regard furieux la figure impassible de Marsillat. Jeanne n’ira pas avec vous, j’en réponds.

— Comment ! toi, Claudie, qui as si bon cœur, tu ne l’engages pas à profiter de mon cheval pour se reposer ? Ah ! Claudie, je ne te reconnais plus.

— Es-tu lasse, Jeanne ? Veux-tu aller à chevau ? dit Claudie, faisant un grand effort de générosité.

— Non, ma vieille, non, grand merci, répondit Jeanne avec le même calme ; montes-y, toi, si ça te fait plaisir. Et, prenant le sentier sans retourner la tête aux invitations de Marsillat, elle dit à Guillaume : Allons, mon parrain, je vas vous conduire.

Les jeunes filles de mon pays ont assez l’habitude de donner au fils de leur marraine le titre de parrain, et réciproquement celui de marraine à la mère du parrain. Cette douce et confiante appellation dans une bouche si pure émut doucement le cœur du jeune baron, et un sentiment paternel attendrit ce visage imberbe.

Claudie avait réussi à se hucher sur la croupe du chevau de Marsillat, et ce dernier, un peu dépité de n’avoir pas réussi dans son projet détourné, voulut châtier la jalouse en enfonçant les éperons dans le ventre de Fanchon et en la faisant ruer et bondir sur le bord du précipice. Claudie, effrayée, fit de grands cris ; mais elle se cramponna vigoureusement au cavalier, et un terrible éclair venant à sillonner le ciel, Fanchon, effrayée, prit le galop, et emporta le jeune couple bien loin de Jeanne et de Guillaume, demeurés ainsi en tête-à-tête au milieu de l’orage.

IV.

L’ORAGE.

Nous avons laissé le jeune baron de Boussac avec la douce Jeanne, sa sœur de lait, la filleule de sa mère, qui s’intitulait aussi la sienne, par suite d’un usage tout local, et de l’idée naïve et affectueuse qu’on ne saurait être adopté par le chef de la famille sans l’être par la famille entière. Ce mot filial, mon parrain, résonnait dans l’oreille de Guillaume, au milieu des hurlements de la tempête, et le concours de circonstances romanesques qui l’avait amené auprès de Jeanne, juste à point pour conjurer les dangers qui la menaçaient, lui causait une sorte de satisfaction généreuse. Il ne regrettait point d’avoir été brusquement interrompu au milieu des plaisirs de son voyage par une si triste aventure. Déjà il rêvait tout un poëme champêtre dans le goût de Goldsmith, et il n’était pas fâché d’en être le héros vertueux et désintéressé. Mais il manquait encore à ce poëme une héroïne qui comprît son rôle et celui de son protecteur. Jeanne se croyait si peu menacée par les séductions du jeune avocat, qu’elle ne songeait à voir dans le jeune seigneur qu’un personnage respectable, étranger à sa destinée. D’ailleurs, aucun de ces beaux messieurs n’occupait en ce moment les pensées de Jeanne. Elle avait toujours devant les yeux sa mère agonisante, et le sentiment de son isolement la tourmentait moins que la crainte de n’avoir pas assez fait pour adoucir les derniers moments d’un être qui avait été jusque-là l’unique objet de ses affections. Jeanne passait aux champs pour une fille très-bornée, parce qu’elle était chaste et qu’elle avait, à se produire, une répugnance presque sauvage. Elle n’aimait pas la danse, et on ne l’avait jamais vue dans les assemblées, fêtes villageoises où les jeunes paysannes courent étaler leurs charmes et chercher des galants. Sérieuse, assidue au travail, passionnée pour la garde de ses troupeaux, elle allait presque toujours seule la quenouille au côté, dans les endroits les plus déserts, vivant tout le jour d’un morceau de pain noir, et rentrant à la nuit pour s’endormir paisiblement sous l’aile de sa mère.

La mère Tula et sa sœur, la Grand’Gothe, passaient pour magiciennes, avec cette différence que la mère de Jeanne, aimée et estimée de tout le monde, était regardée comme une savante matrone, et que la tante était réputée sorcière malfaisante. On remarquait que les bêtes de Tula étaient toujours en bon état, qu’elles rentraient toujours à l’étable la mamelle pleine, que les épizooties ne les atteignaient point, et que cette femme si pauvre ayant perdu toutes ses ressources avec son mari et ses fils, trouvait, dans la chétive industrie d’élever un petit troupeau sur le commun, le moyen, très-insuffisant pour les autres, de se préserver des horreurs de la misère. On prétendait, en même temps que la Grand’Gothe, qui ne s’était jamais mariée, et qui vivait ladrement, sans faire aucun commerce apparent, avait des sacs d’écus cachés dans sa paillasse, et que ces richesses lui arrivaient mystérieusement par ses intelligences avec les mauvais esprits. Le paysan voit toujours de mauvais œil son prochain s’enrichir, et, bien qu’il n’ait aucune idée d’économie politique, il a cette notion juste de l’état social, que personne ne profite des chances de la fortune sans que ce soit au détriment de ceux qui n’en profitent pas. Mais ces êtres simples et souffrants, qui ne reçoivent la lumière des choses que par la fièvre de l’imagination, aiment beaucoup mieux attribuer le succès des habiles et des fourbes à des influences occultes qu’à des actions coupables plus faciles à constater. Le paysan procède de l’inconnu pour aller au connu. Il évoque les puissances fantastiques du ciel et de l’enfer, à propos des réalités les plus grossièrement évidentes. Il fait des vœux et des pèlerinages plus païens que catholiques pour sa famille, pour son bœuf et pour son âne, et dédaigne d’avoir recours aux soins de la science ou aux précautions de l’hygiène pour sauver les personnes ou les biens que la vengeance de quelque sor-