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JEANNE.

— Elle m’écouterait tout comme un autre, si je voulais ; mais je ne lui ai jamais dit cela que pour rire. Elle n’est pas déjà si belle, ta Jeanne !

— Bon ! je lui dirai cela de votre part, pas plus tard que demain.

— Tout de suite, si tu veux ! Mais qui est donc ce jeune homme qui est là dedans, à ce que tu dis ?

— Ah ! ça vous inquiète ! Je le connais-t-i, moi ? allez-y voir. Ça vous donnera l’occasion d’entrer dans la maison.

— Tu as raison, répondit Marsillat d’un ton ironique, et il quitta le banc, suivi de Claudie qui ne voulait pas le perdre de vue.

Avant la fin de cet entretien, Guillaume s’était éloigné de la fenêtre, dégoûté de tout ce contraste de préoccupations cyniques et grossières avec le respect dû à la présence d’un cadavre et aux saintes larmes de Jeanne. Il s’était rapproché d’elle et lui avait dit quelques mots de condoléance et d’intérêt qu’elle avait à peine entendus. Puis, se débarrassant, avec un peu d’humeur, des importunités obséquieuses de la tante, qui voulait absolument le faire manger auprès de ce lit de mort, il se disposait à partir, avec l’intention de s’occuper du sort de Jeanne dans un moment plus opportun, lorsque, au seuil de la porte, il se trouva face à face avec Marsillat.

L’étonnement et la confusion de Marsillat furent extrêmes ; mais, grâce à l’effronterie enjouée de son caractère, il eut bientôt pris le dessus, et il secoua la main de son ancien camarade de chasse avec une familière cordialité.

— Que diable venez-vous faire ici ? lui demanda-t-il sans lui donner le temps de l’interroger lui-même.

— Ma présence ici est mieux motivée que la vôtre, répondit Guillaume avec un peu de sévérité dans le regard. Ne savez-vous pas que cette femme qui vient de mourir était ma nourrice, et mon devoir n’était-il pas d’accourir auprès d’elle aussitôt que j’ai connu sa position ?

— C’est juste, Guillaume, c’est très-bien de votre part. Eh bien ! mon pauvre ami, vous n’avez pas pu la sauver, et votre mère enverra des secours à sa famille. Retournez-vous à Boussac ce soir ?

— Je ne crois pas, répondit Guillaume avec intention.

— Ah ! vous comptez passer la nuit à Toull ? C’est un mauvais gîte.

— Peu m’importe, je m’accommode de tout en voyage.

— Vous êtes donc en tournée d’amateur ? Moi, je viens de voir un parent à Chambon.

— Vous avez pris la plus mauvaise route !

— Oui, mais la plus courte ! Retournez-vous maintenant à Toull ? Voulez-vous que je vous attende pour faire ce bout de chemin avec vous ?

— Vous êtes à cheval et moi à pied. Nous ne pouvons pas suivre le même chemin, à moins que je n’allonge beaucoup le mien, et l’orage menace.

— En ce cas, je pars, répondit Marsillat, visiblement contrarié de laisser le jeune baron auprès de Jeanne. À revoir ! Avez-vous quelque chose à faire dire à madame votre mère ? je m’en chargerai.

— Vous m’obligerez beaucoup, répondit Guillaume, et, déchirant un feuillet de son carnet, il se mit à écrire quelques lignes au crayon pour sa mère. Pendant ce temps, Marsillat pénétra dans la maison, parla amicalement à la Grand’Gothe, s’apitoya un instant de bonne foi sur la mort de sa sœur, et avala sans façon le lait de chèvre que Guillaume avait refusé, moins pour se désaltérer que pour gagner du temps, et trouver l’occasion d’adresser quelques paroles à Jeanne.

La Grand’Gothe provoqua cette occasion, soit à dessein, soit par suite de son caractère actif et tracassier.

— Allons donc, Jeanne, cria-t-elle de sa voix âpre et discordante ; viens donc remercier ces honnêtes messieurs qui viennent te voir, et qui te veulent du bien dans ton malheur… Allons, te lèveras-tu ?… Faut pas s’écouter comme ça… Les morts ne nous entendent plus, ma pauvre fille ; nous ne pouvons pas les empêcher de s’en aller. Le bon Dieu le commande comme ça, et quand le malheur nous en veut, il n’y a pas de prières qui servent…pleurer ne sert de rien non plus : ça n’a jamais fait revenir personne… Veux tu donc rester comme ça sur tes genoux jusqu’à demain matin ?… C’est des bêtises ; tu te rendras malade, et puis, qu’est-ce qui te soignera ?… Moi, je t’avertis que je suis à bout de mes forces, et que je ne peux pas en faire davantage… En voilà assez comme ça… Faut du courage, faut se faire une raison, pardi !… faut penser à l’ouvrage, qui ne va pas être petite, pour l’enterrement… Ah ! que ça coûte, ces vilaines affaires-là !… Ah çà ! vous autres, mes braves femmes, faudra m’aider et m’assister un peu, car je ne sais plus où j’en suis, et je n’ai rien du tout à la maison, pas un sou d’argent pour ma pauvre semaine… Jeanne ! Jeanne ! allons donc, parle donc à ce jeune monsieur, qui est ton frère de lait, et qui vient pour t’empêcher d’être malheureuse. Tu vois bien qu’ils pensent à toi au château… Ta mère disait toujours : « Ils m’ont oubliée ! ils sont bien durs pour moi. » Tu vois bien qu’elle avait tort : ils ont pensé à nous… Et d’ailleurs, voilà aussi M. Léon qui y a toujours pensé, et qui nous a rendu bien des petits services… Regarde-le donc, parles-y donc ! demandes-y donc ses portements[1]. Va donc vite lui chercher un fromage de notre chèvre… Tu vois bien qu’il a appétit, et qu’il mangerait bien un morceau. Allons, m’écoutes-tu ?… Faut donc que je fasse toute l’ouvrage, moi ?… J’en ferai une maladie, bien sûr… Cette enfant n’a jamais été bonne pour sa tante !… Ah oui ! c’en est un de malheur pour moi d’avoir perdu ma pauvre sœur. Je peux bien dire que j’ai tout perdu aujourd’hui.

En terminant ce dialogue, que Marsillat voulut en vain interrompre, et que Guillaume entendit avec indignation, la Grand’Gothe se mit à sangloter d’une manière criarde et forcée, qui eût été risible si elle n’eût été révoltante. Jeanne, habituée à l’obéissance passive, s’était levée comme une machine poussée par un ressort. Elle essayait de satisfaire sa tante, mais elle ne savait ce qu’elle faisait, et elle laissa tomber une assiette qu’elle voulait offrir à Marsillat, bien qu’il se fût levé pour échapper à l’hospitalité hors de saison de la virago. Au bruit que fit cette mauvaise assiette de terre en se brisant, les petits yeux noirs de la Gothe devinrent étincelants de colère, et, n’eût été la crainte de déplaire à ses hôtes, qu’elle voyait disposés à prendre le parti de l’orpheline, elle l’eût accablée d’invectives.

— Allons, ma pauvre Jeanne, dit Marsillat en lui ôtant des mains les débris de l’assiette qu’elle ramassait, et en les jetant dehors, je ne veux pas que tu t’occupes de moi, et je trouve très-mauvais qu’on te tourmente ainsi : cela est insupportable. Écoutez, Gothe, nous cesserons d’être bons amis, vous et moi, si vous faites du chagrin à Jeanne, surtout un jour comme celui-ci. Il faut que vous ayez le diable au corps.

La liberté avec laquelle Léon parlait à la virago, et l’ascendant qu’il exerçait sur elle (car aussitôt elle se calma et prit d’autres manières) prouvaient assez qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil les assiduités de ce jeune homme auprès de Jeanne, et qu’elle comptait mettre à profit son goût bien connu pour les belles filles du pays de Combraille. Guillaume, en toute autre circonstance, eût dédaigné d’apercevoir de si honteuses intrigues ; mais sa sollicitude, éveillée par le malheur de Jeanne, et le pur lien qui existait entre elle et lui, le rendaient très-clairvoyant. En ce moment il ressentait contre le jeune légiste une indignation véritable et cessa de se reprocher l’espèce d’éloignement qu’en dépit de leurs fréquentes relations Marsillat lui avait inspiré depuis quelques années. Léon Marsillat, plus âgé de quatre ou cinq ans que Guillaume, n’était pas un homme ordinaire, bien que le sans-façon de ses manières et de son langage ne laissât pas souvent paraître les facultés éminentes dont il était doué. Fin, laborieux, actif, entreprenant et persévérant, égoïste et libéral, c’était le Marchois modèle. Sa puissante organisation se prêtait également au plaisir et au travail, à la jouissance et aux privations. Sa santé physique et morale, la lucidité de son cerveau, la volonté infatigable

  1. Comment il se porte