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JEANNE.

goureuse et fraîche pour l’allaiter ? Cependant Claudie était plus jeune que lui, et en vingt ans les femmes condamnées au dur labeur de la pauvreté vieillissent souvent d’un demi-siècle.

Tandis que cette fantaisie s’emparait de son cerveau, Léonard avait détourné la conversation, et, habitué qu’il était à causer avec son curé, il avait repris la langue française du Berri.

— C’est tout de même drôle de penser, disait-il, qu’après avoir si longtemps travaillé pour les autres, il y a un service que je pourrai pas seulement me rendre à moi-même.

— Votre garçon vous la creusera, votre fosse ; il héritera bien de votre place ?

— Je l’espère bien. Savez-vous sur qui vous êtes assise, mère Guite.

— Dame ! attendez donc ! ça doit être sur le père Juniat, car l’herbe est bien longue, et il y a au moins dix ans de ça qu’il est mort.

— Eh bien ! non, vous ne connaissez pas les êtres du jardin aux horties (le cimetière). C’est le pauvre Lauriche qui est là. C’est ça un bon enfant ! Ah ! que je me suis diverti avec lui dans le temps ! C’était un malin ! Vous souvenez-vous, à la noce de la Jambette, comme il vous a fait rire ?

Paur-houme ! je m’en souviens bien, et cette chanson qu’il chantait si bravement !…

La vieille se mit à chanter d’une voix chevrotante en mineur, et sur une mélodie très-remarquable, une de ces chansons bourbonnaises dont la musique mériterait bien d’être recueillie, s’il était possible de le faire sans en altérer la grâce et l’originalité, à quoi le sacristain répondit d’une voix de lutrin, tâchant d’imiter la manière plaisante du défunt.

— Taisez-vous donc ! dit la vieille en l’interrompant ; faut pas chanter comme ça sur les morts.

Ouache ! s’il nous entend, ça lui fait plaisir, ce pauvre Lauriche ! Il va en venir une demain ici, celle à qui je fais le lit, qui en a bien su aussi, des belles chansons. Ah ! la gente chanteuse que ça faisait dans son temps.

— Vous ne la trouviez pas bête, celle-là ? elle en savait long, si pourtant, sur le veau d’or et sur la chose dont vous vous moquez toujours.

— Elle n’y croyait pas ; elle disait ça pour s’amuser.

— Elle l’avait vue, pourtant.

— Elle se moquait de vous.

— Oh ! que non !… c’est un grand malheur pour nous, qu’elle s’en aille comme ça, tout d’un coup… Elle avait des secrets.

— Eh bien ! elle les laira à sa fille.

— Sa fille est une jeunesse trop simple. C’est une femme, la mère, qui a toujours eu du malheur ; elle avait bien moyen de gagner gros, et elle a su si bien s’arranger, qu’elle est morte pauvre comme les autres.

— Elle avait trop de cœur : elle n’a rien demandé ; elle s’est contentée du peu qu’on lui a donné ; et puis ils l’ont oubliée…

— Les riches ne se moquent pas mal des pauvres !… D’ailleurs, il y a eu quelque chose là-dessous… La dame l’aimait beaucoup, beaucoup ; et puis, tout d’un moment, elle ne l’aimait plus du tout ! du tout !… J’ai su ça, moi, dans les temps…

— Eh bien ! ce jeune homme qu’elle a élevé, comment donc qu’il ne s’est jamais souvenu d’elle ?

— C’était trop jeune ; et puis, ça ne vient guère dans le pays : ça doit être soldat, à cette heure, ou bien, général, peut-être ; car on dit qu’on les prend tout jeunes pour commander les vieux, depuis qu’il n’y a plus d’empereur…

— On le dit : et c’est drôle tout de même. Enfin, la pauvre âme n’avait pas trouvé le trou à l’or, au château de Boussac, et sa fille n’aura pas grand’peine à faire dresser son inventaire. Il ne lui reste qu’un peu de bestiau, trois ou quatre ouailles, quat’ ou cinq chèvres, et sa chétite[1] maison…

— Et sa chétite tante, qui aurait mieux fait de s’en aller à la place de l’autre.

— Si la Jeanne voulait écouter les bourgeois, cependant, elle pourrait s’en retirer.

— Les bourgeois, les bourgeois ! ça prend d’une main et ça retire de l’autre. Faut pas déjà tant se fier sur ça.

— Faut donc mourir pauvre comme on a vécu ?

— Nous ne serons pas les premiers, allez, mon pauvre Léonard ! dit la vieille d’un ton lugubre.

— Ni les derniers, allez, ma pauvre Guite ! répondit le sacristain d’un ton philosophique.

Et il se fit un grand silence qu’interrompit le roulement lointain du tonnerre.

— Ah ! voilà qui l’achèvera, la pauvre femme ! dit Léonard, et si elle ne se dépêche pas de finir, M. le curé se mouillera le carcas (le corps).

— Je me doutais bien de ça, à ce matin, reprit la vieille. Il y avait à la Piquette du jour tant de fumée blanche sur les viviers, que je disais à la Claudie : Ça tonnera après le midi, et ça emportera la pauvre Tula dans l’autre monde, avant le soleil couché…

— Tula ? s’écria Guillaume en se levant et en s’approchant des deux paysans avec une émotion profonde.

— Ah ! mon petit Monsieur, que vous m’avez fait peur ! dit la vieille parque en ramassant son fuseau, qu’elle avait laissé tomber dans la fosse.

-Vous avez dit un nom que je cherchais depuis longtemps… Tula, n’est-ce pas ?… La femme qui va mourir s’appelle Tula ?

— Oui, Monsieur, répondit Léonard ; vous la connaissez ?

— C’est elle qui a servi madame de Boussac, il y a quinze ou vingt ans ?

— Et qui a nourri son garçon.

— Et elle demeure par ici ?

— Pas loin d’ici, Monsieur : elle est de la paroisse, puisqu’on va l’enterrer là, tenez, dans ce trou que je fais.

— Il n’y a donc pas d’espérance de la sauver ?

— Oh ! non, Monsieur, dit la mère Guite ; ma fille y a été hier soir, et elle était déjà à l’agonie. On est venu chercher tantôt M. le curé, avec le bon Dieu, bien vite, bien vite. On pensait qu’il arriverait trop tard pour l’administrer.

— Léonard, vous allez me conduire chez cette femme, n’est-ce pas ?

— Oh ! pour ça, Monsieur, ni pour or, ni pour argent ! car M. le curé va rentrer, et il n’aurait personne pour affener[2] sa jument, mêmement, je vais chercher mon dard (ma faux), pour en donner un trait sur ces herbes, à seule fin d’en porter une brassée dans la mangeoire.

— Et vous, mère Guite ? dit Guillaume impatienté.

— Oh ! moi, Monsieur, dit la vieille, je ne peux plus courir comme vous. Je descends bien : mais j’ai trop de peine à remonter… Mais vous irez bien tout seul ? Tenez, vous voyez bien ce chemin creux, sur la gauche, là-bas, au fond ; voyez des grosses pierres blanches et une maison à côté ? c’est là. L’endroit s’appelle Épinelle.

— J’y cours, dit Guillaume.

— Attendez donc, attendez donc ! lui cria Léonard ; pas par là : vous n’en sortiriez pas. Vous ne connaissez pas les viviers, à ce qu’il me paraît ? Vous vous péririez là dedans !… Je vas vous appeler quelqu’un pour vous conduire. La Claudie était par ici tout à l’heure. Claudie ! oh ! Claudie !

Le frais minois de Claudie se montra derrière le buisson, à côté de celui de sa chèvre noire qui broutait sans façon la clôture du cimetière.

— Conduis ce monsieur chez la Tula, dit le sacristain, et ne lui cause pas trop en route ; il est pressé.

— Faut-il que j’y aille ? demanda Claudie à sa mère, d’un air à la fois confus et hardi.

— Prends tes sabots et donne-moi ton bâton : je garderai les bêtes, répondit tranquillement la mère.

  1. Chétive, mauvaise, méchante.
  2. Rentrer du foin.