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JEANNE.

— Rien ?… vous n’avez rien ?

— Rien qu’un peu d’argent, dit Guillaume, qui le vit disposé à lâcher tout doucement la bride de Sport, son beau cheval anglais.

— Avec de l’argent, on fait bien des choses, reprit le sacristain ; venez toujours, et on tâchera de vous trouver ce qu’il faut.

Guillaume avait mis pied à terre, et à chaque pas il s’arrêtait pour examiner les pierres qui s’élevaient en monceaux blanchâtres sur les deux marges du chemin. En les retournant il cherchait à y retrouver une trace de travail humain ; et comme il n’en apercevait qu’un grossier et à peine sensible, il commençait à regarder comme très-conjecturale l’existence de la capitale de Cambiovicenses, lorsque le paysan, devinant sa pensée, lui dit :

« C’était de la bâtisse, Monsieur, n’en doutez point. Il y en a ici de deux sortes, une si bien cimentée qu’on ne peut séparer la pierre du mortier (mais celle-ci est rare, et il faut creuser pour la rencontrer) ; l’autre, qui est plus ancienne, et qui n’a jamais dû être gâchée qu’en terre. C’était, à ce qu’il paraît, la manière de bâtir dans les temps anciens, du temps des Gaulois, il y a au moins deux cents… bah ! qu’est-ce que je dis ? au moins quatre cents ans !…

— Oui, au moins, répondit Guillaume en souriant. Êtes-vous quelquefois sorti du pays ?

— Oh ! oui, Monsieur ; j’ai été à Boussac bien souvent, et à Chambon ausi !

— Jamais à Paris ?

— Jamais, et pourtant se suis aussi bon maçon qu’un autre. Faut bien être maçon chez nous, puisqu’il n’y a que de la pierre ; mais je ne pouvais pas suivre les autres[1]. Je suis boiteux, comme vous voyez, et je l’ai été de jeunesse. C’est pour ça qu’on m’a fait sacristain ; je balaie l’église et je sers la messe ; je suis fossoyeur aussi, et j’ai appris à faire la cuisine. C’est moi qui fais les repas de noces et les enterrements, sans compter que j’aide aux baptêmes. Et vous, Monsieur, avez-vous été à Paris ?

— Presque toute ma vie.

— Vous êtes peut-être ingénieur des routes ? Vous devriez bien faire arranger les nôtres.

— Elles en auraient grand besoin ; mais je ne suis pas ingénieur.

— Vous n’êtes pas mercier (marchand colporteur) ? Non, vous avez un trop petit paquet, et cependant vous auriez là une belle bête pour porter la balle.

— Je ne suis pas mercier non plus. » Et Guillaume coupa court aux questions du sacristain-cuisinier-fossoyeur, en lui ôtant des mains la bride de son cheval, pour le faire entrer avec précaution sous la porte basse de l’étable à chèvres de la mère Guite. Une vieille fée à menton barbu vint lui en faire les honneurs, et, tout en l’aidant à essuyer les flancs de Sport avec de la paille, elle fit la seconde partie dans le duo de questions que Léonard avait entamé. — C’est vous qui êtes le garçon (le fils) à M. Grandin de Gouzon ? — Venez-vous de Boussac ? — Allez-vous boire les eaux d’Evaux ? — Vous êtes peut-être le neveu à madame Chantelac, qui demeure à Chatelus ?

— M’est avis, dit la vieille sans se rebuter des dénégations laconiques du jeune homme, que vous êtes M. Marsillat, pas le vieux, qui est mort, mais le jeune, qui est homme de loi à Boussac ?

— Je ne suis ni le vieux ni le jeune Marsillat, répondit Guillaume.

Ouache ! vieille sans yeux ! reprit le sacristain. Vous avez bien des fois vu le garçon à M. Marsillat ! Il est noir, et celui-là est blondin !

— Peut-être bien ! mais moi, je ne connais pas les monsieurs les uns des autres. Ça me paraît qu’ils sont tous habillés et tous faits de même. C’est la vérité que je n’y connais rien, ma foi !

— Votre fille n’est pas comme vous, mère Guite, elle les connaît bien. Appelons-la donc un peu, pour voir ! Claudie ! Claudie ![2] Viens donc là ! Je veux te parler !

— Qu’est-ce que c’est donc que vous voulez ? répondit une voix fraîche et claire qui partait de dessus la tête de Guillaume, et presque aussitôt il vit apparaître une figure brune appétissante et décidée, à la trappe de l’abat-foin.

— Amène-nous du frais au bout de ta fourche, dit Léonard, et regarde-moi ce jeune monsieur. Le connais-tu ?

— Non.

— Ça n’est donc pas M. Lion Marsillat ?

— Eh dame, vous savez bien que non, vieux innocent ! vous connaissez M. Marsillat aussi bien que moi.

— Oh ! par exemple, Claudie, c’est ça des mensonges ; je ne le connais pas si bien que toi ! »

La jeune fille haussa les épaules, devint rouge, et se retira précipitamment de la trappe.

— Pourquoi est-ce que vous dites toujours des bêtises à ma fille, vieux vilain ? dit la mère Guite, qui ne paraissait pourtant pas trop fâchée.

— Faut bien rire un peu, surtout devant les bourgeois, répondit le narquois Léonard. Sans cela ils nous croiront trop bêtes ! c’était tant seulement pour vous montrer que Claudie connaît les monsieurs.

— Taisez votre méchante langue ! Claudie n’a pas besoin de regarder les monsieurs. Les monsieurs la regardent, si ils voulont.

Avis aux voyageurs ! pensa Guillaume ; mais ce n’est pas moi qui irai sur les brisées de Marsillat. Ces sortes de conquêtes ne me tentent guère. — M. Léon Marsillat vient donc souvent par ici ? demanda-t-il au sacristain.

Plus souvent qu’à son tour ! répondit Léonard d’un air malin en clignant de l’œil.

— Est-ce qu’il a des affaires par ici ? demanda encore Guillaume, feignant de ne pas comprendre, afin de savoir quel prétexte Marsillat pouvait donner à ses apparitions dans ce pays sauvage.

— Il vient soi-disant pour acheter des bêtes, Monsieur, car nous élevons du bestiau dans nos herbes, et notre chevaline surtout a du renom.

— Je le sais.

— Mais ouache ! M. Marsillat marchande toutes les pouliches du pays sans rien acheter ! ou bien, quand il achète, il fait semblant de se dégoûter bien vite, et il revient pour troquer. Il y met du sien dans tout ça. Mais quand on veut s’amuser, ça coûte. Son père était comme lui dans son temps. Il n’y a que la mère Guite qui ne s’en souvienne pas, depuis qu’elle a aux trois quarts perdu les yeux ; mais sa fille voit clair pour deux.

— Taisez-vous donc une fois, deux fois ! dit la vieille, et prenez donc la fourche. Vous voyez bien que ce monsieur fait la litière lui-même, pendant que vous chantez comme un vieux sansonnet.

— Faut pas vous fâcher, Guite ! votre fille n’est pas la seule qui cause avec M. Lion.

— Et même je vous dis, moi, que c’est avec elle qu’il cause le moins.

— Heu ! heu ! je sais bien qu’il y en a une autre avec qui qu’il voudrait bien s’entendre ; mais il n’y a pas moyen. Claudie ! Claudie ! c’est-il pas vrai qu’il y en a une autre ? et que, pendant que vous gardez vos bêtes dans le bois de la Vernède ou du côté des pierres-levées, M. Lion passe avec son fusil, et qu’il s’asseoit dans les fossés, et qu’il fait la causette, soit avec l’une, soit avec l’autre ?

— Tout ça, c’est un tas de faussetés ! cria Claudie avec aigreur, en s’approchant de nouveau de la trappe, d’un air courroucé. Vous êtes la plus mauvaise langue de l’endroit, et c’est pas qu’il en manque !

— Tout de même, continua Léonard en riant, il y en a une de vous autres, les jolies filles, qui ne veut plus aller aux champs avec vous, parce qu’elle dit que vous attirez trop la société. C’est peut-être qu’elle voudrait

  1. La Marche envoie tous les ans une affluence considérable de maçons à Paris pour travailler pendant toute la belle saison. Ils reviennent passer l’hiver au pays. Dès le temps de Jules César, les Marchois étaient particulièrement adonnés à cette profession.
  2. Claudie se prononce Liaudie on Liaudite, moyennant quoi c’est un nom très-répandu en Berri ; Guite est la contraction de Marguerite.