Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2
JEANNE.

diose ou morne, où la tradition est encore debout, où l’homme semble avoir conservé son type gaulois et ses croyances fantastiques, ne sont pas aussi rares en France qu’on devrait le croire après tant de révolutions, de travaux, et de découvertes. La France est pleine, au contraire, de ces contrastes entre la civilisation moderne et la barbarie antique, sur des zones de terrain qui ne sont séparées parfois l’une de l’autre que par un ruisseau ou par un buisson. Quand on se trouve dans une de ces solitudes où semble régner le sauvage génie du passé, cette pensée banale vient à tout le monde : « On se croirait ici à deux mille lieues des villes et de la société. » On pourrait dire aussi bien qu’on s’y sent à deux mille ans de la vie actuelle.

Cette vierge gauloise, ce type d’Holbein, ou de Jeanne d’Arc ignorée, qui se confondaient dans ma pensée, j’essayai d’en faire une création développée et complète. Mais je ne réussis point à mon gré. Il me fallut, pour satisfaire aux nécessités du feuilleton, me hâter un peu, et, d’ailleurs, je n’osai point alors faire ce que j’ai osé plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l’encadrer exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez limitée en littérature, de ses idées et de ses sentiments. En mêlant Jeanne à des types de notre civilisation, je trouvai que j’atténuais la vraie grandeur que je lui avais rêvée, et que j’altérais sa simplicité nécessaire. Je fis un roman de contrastes, comme ces contrastes de paysages et de mœurs dont j’ai parlé tout à l’heure ; mais je me sentis dérangé de l’oasis austère où j’aurais voulu oublier et faire oublier à mon lecteur le monde moderne et la vie présente. Mon propre style, ma phrase me gênait. Cette langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j’avais vues avec mes yeux et comprises avec ma rêverie. Il me semblait que je barbouillais d’huile et de bitume les peintures sèches, brillantes, naïves et plates des maîtrres primitifs, que je cherchais à faire du relief sur une figure étrusque, que je traduisais Homère en rébus, enfin que je profanais le nu antique avec des draperies modernes.

Les peintres et les sculpteurs de la renaissance l’ont fait pourtant. Germain Pilon a habillé les Grâces païennes avec une mousseline ou un taffetas qui n’est jamais sorti d’une autre fabrique que de celle de son génie ; mais il faut être Germain Pilon ou ne pas s’en mêler. Puisse le lecteur m’être plus indulgent que je ne le suis à moi-même !

GEORGE SAND.
Nohant, mai 1852.

DÉDICACE À FRANÇOISE MEILLANT.

« Tu ne sais pas lire, ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont été à l’école. Quelque jour, à la veillée d’hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant par leurs bouches. »


PROLOGUE.

Dans les montagnes de la Creuse, en tirant vers le Bourbonnais et le pays de Combraille, au milieu du site le plus pauvre, le plus triste, le plus désert qui soit en France, le plus inconnu aux industriels et aux artistes, vous voudrez bien remarquer, si vous y passez jamais, une colline haute et nue, couronnée de quelques roches qui ne frapperaient guère votre attention, sans l’avertissement que je vais vous donner. Gravissez cette colline ; votre cheval vous portera, sans grand effort, jusqu’à son sommet ; et là, vous examinerez ces roches disposées dans un certain ordre mystérieux, et assises, par masses énormes, sur de moindres pierres où elles se tiennent depuis une trentaine de siècles dans un équilibre inaltérable. Une seule s’est laissée choir sous les coups des premières populations chrétiennes, ou sous l’effort du vent d’hiver qui gronde avec persistance autour de ces collines dépouillées de leurs antiques forêts. Les chênes prophétiques ont à jamais disparu de cette contrée, et les druidesses n’y trouveraient plus un rameau de gui sacré pour parer l’autel d’Hésus.

Ces blocs posés comme des champions gigantesques sur leur étroite base, ce sont les menhirs, les dolmens, les cromlechs des anciens Gaulois, vestiges de temples cyclopéens d’où le culte de la force semblait bannir par principe le culte du beau ; tables monstrueuses où les dieux barbares venaient se rassasier de chair humaine, et s’enivrer du sang des victimes ; autels effroyables où l’on égorgeait les prisonniers et les esclaves, pour apaiser de farouches divinités. Des cuvettes et des cannelures creusées dans les angles de ces blocs, semblent révéler leur abominable usage, et avoir servi à faire couler le sang. Il y a un groupe plus formidable que les autres, qui enferme une étroite enceinte. C’était peut-être là le sanctuaire de l’oracle, la demeure mystérieuse du prêtre. Aujourd’hui ce n’est, au premier coup d’œil, qu’un jeu de la nature, un de ces refuges que la rencontre de quelques roches offre au voyageur ou au pâtre. De longues herbes ont recouvert la trace des antiques bûchers, les jolies fleurs sauvages des terrains de bruyères enveloppent le socle des funestes autels, et, à peu de distance, une petite fontaine froide comme la glace et d’un goût saumâtre, comme la plupart de celle du pays Marchois, se cache sous des buissons rongés par la dent des boucs. Ce lieu sinistre, sans grandeur, sans beauté, mais rempli d’un sentiment d’abandon et de désolation, on l’appelle les Pierres Jomâtres.

Vers les derniers jours d’août 1816, trois jeunes gens de bonne mine chassaient au chien couchant, au pied de la montagne aux pierres, comme on dit dans le pays.

— Amis, dit le plus jeune, je meurs de soif, et je sais par ici une fontaine vers laquelle mon chien court déjà, comme à bonne connaissance. Si vous voulez me suivre, sir Arthur sera peut-être bien aise de voir de près ces pierres druidiques, bien qu’il en ait vu sans doute de plus curieuses en Écosse et en Irlande.

— Je verrai toujours, répondit sir Arthur, avec un accent britannique bien marqué ; et il se mit à gravir la colline par son côté le plus roide, pour marcher en ligne droite aux pierres jomâtres.

— Quant à moi, dit le troisième chasseur, qui avait l’air moins distingué que les deux autres, quoique sa physionomie eût plus d’expression et son œil plus de vivacité, je n’espère pas trouver ici de gibier, c’est un endroit maudit ; mais je vais à la recherche de quelque chèvre, pour la soulager de son lait.

Vous ne devez pas ! dit l’Anglais, dont le parler était toujours obscur à force de laconisme.

— Prenez garde, Marsillat, cria le premier interlocuteur, le jeune Guillaume de Boussac, qui se dirigeait vers la fontaine ; vous savez bien que sir Arthur est le grand redresseur de nos torts, et qu’il ne voit pas d’un bon œil vos attentats contre la propriété. Il ne veut pas qu’on saccage les murs de clôture, qu’on gâte les sarrasins, ni qu’on tue la poule du paysan.

— Bah ! reprit le jeune licencié en droit, le paysan sait bien prendre sa revanche au centuple.

Sir Arthur était déjà loin. Il avait une manière de marcher en rasant la terre, qui n’avait l’air ni active ni dégagée, mais qui gagnait le double en vitesse sur celle de ses compagnons. C’était un chasseur modèle ; il n’avait jamais ni faim ni soif, et les jeunes gens qui le suivaient avec émulation maudissaient souvent son infatigable persévérance.

Bien que Guillaume de Boussac et Léon Marsillat ne fissent que bondir et s’essouffler, l’Anglais, pareil à la tortue de la fable, qui gagne sur le lièvre le prix de la course, examinait depuis un quart d’heure la disposition et les qualités minéralogiques des pierres jomâtres, quand ses deux amis vinrent le rejoindre.

— Diable de fontaine ! disait M. de Boussac en faisant