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METELLA.

douceur par sa faute. Néanmoins la plaie allait s’élargissant dans le cœur de ces trois personnes. Olivier ne pouvait plus douter de l’amour de Sarah pour lui ; il en avait toujours repoussé l’idée, mais maintenant tout le lui disait, et chaque regard de Metella, quelle qu’en fût l’expression, lui en donnait une confirmation irrécusable. Olivier chérissait si réellement, si tendrement sa mère adoptive, il avait connu auprès d’elle une manière d’aimer si paisible et si bienfaisante, qu’il s’était cru incapable d’une passion plus vive ; il s’était donc livré en toute sécurité au danger d’avoir pour sœur une créature vraiment angélique. À mesure que ses sentiments pour Sarah devenaient plus vifs, il réussissait à se tranquilliser en se disant que Metella lui était toujours aussi chère ; et en cela il ne se trompait pas ; seulement pour l’une l’amour prenait la place de l’amitié, et pour l’autre l’amitié avait remplacé l’amour. L’âme de ce jeune homme était si bonne et si ardente qu’il ne savait pas se rendre compte de ce qu’il éprouvait.

Mais quand il crut s’en être assuré, il ne transigea point avec sa conscience : il résolut de partir. La tristesse de Sarah, sa douceur modeste, sa tendresse réservée et pleine d’une noble fierté, achevèrent de l’enthousiasmer ; expansif et impressionnable comme il l’était, il sentit qu’il ne serait pas longtemps maître de son secret, et ce qui acheva de le déterminer, ce fut de voir que Metella l’avait deviné.

En effet, lady Mowbray connaissait trop bien toutes les nuances de son caractère, tous les plis de son visage, pour n’avoir pas pénétré, avant lui-même peut-être, ce qu’il éprouvait auprès de Sarah. Ce fut pour elle le dernier coup ; car, en dépit de sa bonté, de son dévouement et de sa raison, elle aimait toujours Olivier comme aux premiers jours. Ses manières avec lui avaient pris cette dignité que le temps, qui sanctifie les affections, devait nécessairement apporter ; mais le cœur de cette femme infortunée était aussi jeune que celui de Sarah. Elle devint presque folle de douleur et d’incertitude : devait-elle laisser sa nièce courir les dangers d’une passion partagée ? devait-elle favoriser un mariage qui lui semblait contraire à toute délicatesse d’esprit et de mœurs ? Mais pouvait-elle s’y opposer, si Olivier et Sarah le désiraient tous deux ? Cependant il fallait s’expliquer, sortir de ces perplexités, interroger Olivier sur ses intentions ; mais à quel titre ? Était-ce l’amante désespérée d’Olivier, ou la mère prudente de Sarah qui devait provoquer un aveu aussi difficile à faire pour lui ?

Un soir, Olivier parla d’un voyage de quelques jours qu’il allait faire à Lyon ; lady Mowbray, dans la position désespérée où elle était réduite, accepta cette nouvelle avec joie, comme un répit accordé à ses souffrances. Le lendemain, Olivier fit seller son cheval pour aller à Genève, où il devait prendre la poste. Il vint à l’entrée du salon prendre congé des dames ; Sarah, dont il baisa la main pour la première fois de sa vie, fut si troublée qu’elle n’osa pas lever les yeux sur lui ; Metella, au contraire, l’observait attentivement ; il était fort pâle et calme, comme un homme qui accomplit courageusement un devoir rigoureux. Il embrassa lady Mowbray, et alors sa force parut l’abandonner ; des larmes roulèrent dans ses yeux, sa main trembla convulsivement en lui glissant un lettre humide…

Il se précipita dehors, monta à cheval et partit au galop. Metella resta sur le perron jusqu’à ce qu’elle n’entendît plus les pas de son cheval. Alors elle mit une main sur son cœur, pressa le billet de l’autre, et comprit que tout était fini pour elle.

Elle rentra dans le salon. Sarah, penchée sur sa broderie, feignait de travailler pour prouver à sa tante qu’elle avait du courage et savait tenir sa promesse ; mais elle était aussi pâle que Metella, et, comme elle, elle ne sentait plus battre son cœur.

Lady Mowbray traversa le salon sans lui adresser une parole ; elle monta dans sa chambre et lut le billet d’Olivier.

« Je pars, vous ne me reverrez plus, à moins que dans plusieurs années… et lorsque miss Mowbray sera mariée !… Ne me demandez pas pourquoi il faut que je vous quitte ; si vous le savez, ne m’en parlez jamais ! »

Metella crut qu’elle allait mourir, mais elle éprouva ce que la nature a de force contre le chagrin. Elle ne put pleurer, elle étouffait ; elle eut envie de se briser la tête contre les murs de sa chambre ; et puis elle pensa à Sarah, et elle eut un instant de haine et de fureur.

« Maudit soit le jour où tu es entrée ici ! s’écria-t-elle. La protection que je t’ai accordée me coûte cher, et mon frère m’a légué la robe de Déjanire ! »

Elle entendit Sarah qui approchait ; et se calma aussitôt ; la vue de cette aimable créature réveilla sa tendresse, elle lui tendit ses bras.

« Ô mon Dieu ! qu’est-ce qui nous arrive ? s’écria Sarah épouvantée. Ma tante, où est allé Olivier ?

— Il va voyager pour sa santé, répondit lady Metella avec un sourire mélancolique ; mais il reviendra ; ayons courage, restons ensemble, aimons-nous bien. »

Sarah sut renfermer ses larmes ; Metella reporta sur elle toute son affection. Olivier ne revint pas : Sarah ne sut jamais pourquoi.

Mais le temps est plus maître de nous que nous-mêmes ; la femme ne veut pas se flétrir sans avoir fleuri, et il n’est point de courageux dévouement que Dieu ne récompense dans ceux qui l’accomplissent, ou dans ceux qui en sont l’objet. Celui d’Olivier porta ses fruits. Sarah s’habitua peu à peu à son absence, et un jour vint où elle aima un époux digne d’elle. Metella, fortifiée contre le souvenir des passions par une conscience raffermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah sut développer dans son cœur, descendit tranquillement la pente des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les pleurs et l’insomnie ne creusèrent plus à son front de rides anticipées, quand l’effacement du marbre antique se fit calme, lent, et rationel, on y vit d’autant plus reparaître les lignes de l’impérissable beauté du type. On l’admira encore dans l’âge où l’amour n’est plus de saison, et dans le respect avec lequel on la saluait, entourée et embrassée par les charmants enfants de Sarah, on sentait encore l’émotion qui se fait dans l’âme à la vue d’un ciel pur, harmonieux et placide que le soleil vient d’abandonner.



FIN DE METELLA.