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MAUPRAT.

sternation qui ressemblait presque à du respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière, quoiqu’il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions apparentes. C’était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, à défaut de l’affection dont ils étaient incapables, subissaient l’ascendant de sa détestable supériorité, et lui obéissaient avec une discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l’ennui de la réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit, facétieusement féroce, le combattait chez eux par l’attrait de spectacles dignes d’une caverne de voleurs. C’était parfois de pauvres moines quêteurs qu’on s’amusait à effrayer et à tourmenter : on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu’à ce qu’ils eussent chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays connaît l’aventure du greffier qu’on laissa entrer avec quatre huissiers, et qu’on reçut avec tous les empressements d’une hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne grâce à l’exécution de leur mandat, et les aida poliment à faire l’inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée ; après quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit au greffier : « Eh ! mon Dieu, j’oubliais une pauvre haridelle que j’ai à l’écurie. Ce n’est pas grand’chose ; mais encore vous pourriez être réprimandé pour l’avoir omise, et comme je vois que vous êtes un brave homme, je ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera l’affaire d’un instant. » Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils entraient ensemble dans l’écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui dit d’avancer seulement la tête, ce que fit le greffier, désireux de montrer beaucoup d’indulgence dans l’exercice de ses fonctions, et de ne point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le reconduire à table ; ce que le greffier ne jugea pas à propos de refuser. Mais aussitôt qu’il fut rentré dans la salle où étaient ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où on venait de l’entraîner. C’est alors que mon grand-père, se livrant à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d’une audace singulière. Il reprocha gravement au greffier de l’accuser injustement, et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de l’excuser si sa position précaire l’empêchait de les mieux recevoir, et leur faisant les honneurs de son dîner d’une manière splendide. Le pauvre greffier n’osa pas insister et fut forcé de dîner, quoiqu’à demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l’assurance de Mauprat, qu’ils burent et mangèrent gaiement en traitant le greffier de fou et malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier, qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.

Les huit garçons, l’orgueil et la force du vieux Mauprat, lui ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il faut le dire, c’étaient de vrais coquins, capables de tout mal, et complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment ; cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui parfois n’était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il est temps que je vous parle de moi, et que je vous raconte le développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.

J’aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela, monsieur, je n’en sais rien. Il n’y a peut-être pas d’âmes incorruptibles, et peut-être qu’il y en a. C’est ce que ni vous ni personne ne saurez jamais. C’est une grande question à résoudre que celle-ci : « Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l’éducation peut-elle les modifier seulement ou les détruire ? » Moi, je n’oserais prononcer ; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe ; mais j’ai eu une terrible vie, messieurs ; et, si j’étais législateur, je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait prêcher ou écrire que l’organisation des individus est fatale, et qu’on ne refait pas plus le caractère d’un homme que l’appétit d’un tigre. Dieu m’a préservé de le croire.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’avais reçu de ma mère de bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités. Chez elle, j’étais déjà violent, mais d’une violence sombre et concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu’à la poltronnerie à l’approche du danger, hardi jusqu’à la folie quand j’étais aux prises avec lui, c’est-à-dire à la fois timide et brave par amour de la vie. J’étais d’une opiniâtreté révoltante ; pourtant ma mère seule réussissait à me vaincre ; et, sans bien raisonner, car mon intelligence fut très-tardive dans son développement, je lui obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul ascendant, dont je me souviens, et celui d’une autre femme que j’ai subi par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je perdis ma mère avant qu’elle eût pu m’enseigner sérieusement quelque chose ; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus éprouver pour le mal qui s’y faisait qu’une répulsion instinctive, assez faible peut-être, si la peur ne s’y fût mêlée. Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements dont j’y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l’indifférence en face du mal, et mes souffrances m’aidèrent à détester ceux qui le commettaient.

Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race : depuis qu’une chute de cheval l’avait rendu contrefait, sa méchante humeur s’était développée en raison de l’impossibilité de faire autant de mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, il n’avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme pour l’acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en pierres de taille qu’il avait fait construire à sa guise, Jean, assis tranquillement auprès de sa coulevrine, effleurait de temps en temps un gendarme, et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l’appétit que lui ôtait son inaction. Même il n’attendait pas les cas d’attaque pour grimper à sa chère plate-forme ; et là, accroupi comme un chat qui fait le guet, dès qu’il voyait un passant se montrer au loin sans faire de signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et le faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur la route.

Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur, c’est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans, j’ai subi le froid, la faim, l’insulte, le cachot et les coups, selon les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour moi vint de ce qu’il ne put parvenir à me dépraver ; mon caractère rude, opiniâtre et sauvage, me préserva de ses viles séductions. Peut-être n’avais-je en moi aucune force pour la vertu, mais j’en avais heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran, j’aurais souffert mille morts ; je grandis donc sans concevoir aucun attrait pour le vice. Cependant j’avais de si étranges notions sur la société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même aucune répugnance. Vous pensez bien qu’élevé derrière les murs de la Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j’avais absolument les idées qu’eût pu avoir un