Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86
ANDRÉ

avait fini par s’apercevoir de ces emprunts, et elle s’y opposait désormais avec fermeté. Elle supportait la faim et le froid avec un courage héroïque, et se condamnait aux plus grossiers travaux sans jamais faire entendre une plainte. André était assez malheureux ; assez de tourments, assez de remords le déchiraient ; elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d’amour un homme qu’elle sent inférieur à elle en courage ; l’amour sans vénération et sans enthousiasme n’est plus que de l’amitié ; l’amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l’amour a fait accepter.

Joseph ne voyait dans tout cela que l’air souffrant et abattu d’André et sa situation précaire ; il ne savait plus quel conseil ni quel secours lui donner. Un matin il prit sa gibecière et son fusil, acheta un lièvre en traversant le marché, et s’en alla à travers champs au château de Morand. Il y avait six mois qu’il n’avait eu de rapports directs avec le marquis ; il savait seulement que celui-ci s’en prenait à lui de tout ce qui était arrivé et parlait de lui avec un vif ressentiment. « Il en arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin ; mais il faut que je tente quelque chose sur lui, n’importe quoi, n’importe comment. Joseph Marteau n’est pas une bête ; il prendra conseil des circonstances, et tâchera d’étudier son marquis de la tête aux pieds pour s’en emparer. »

Le marquis ne s’attendait guère à sa visite. Il assistait à un semis d’orge dans un de ses champs ; Joseph, en l’apercevant, fut surpris du changement qui s’était opéré dans ses traits et dans son attitude : la révolte et l’abandon d’André avaient bien porté une certaine atteinte à son cœur paternel ; mais son principal regret était de n’avoir plus personne à tourmenter et à faire souffrir. La grosse philosophie de tous ceux qui l’entouraient recevait stoïquement les bourrasques de sa colère ; l’effroi, la pâleur et les larmes d’André étaient des victoires plus réelles, plus complètes, et il ne pouvait se consoler d’avoir perdu ses triomphes journaliers.

Joseph s’attendait au froid accueil qu’il reçut ; aussi fit-il bonne contenance, comme s’il ne se fût aperçu de rien.

« Je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir, lui dit M. de Morand.

— Oh ! ni moi non plus, dit Joseph ; mais passant par ce chemin et vous voyant si près de moi, je n’ai pu me dispenser de vous sounaiter le bonjour.

— Sans doute, dit le marquis, vous ne pouviez pas vous en dispenser… d’autant plus que cela ne vous coûtait pas beaucoup de peine. »

Joseph secoua la tête avec cet air de bonhomie qu’il savait parfaitement prendre quand il voulait.

« Tenez, voisin, dit-il (je vous demande pardon, je ne peux pas me déshabituer de vous appeler ainsi), nous ne nous comprenons pas, et puisque vous voilà, il faut que je vous dise ce que j’ai sur le cœur. J’étais bien résolu à n’avoir jamais cette explication avec vous ; mais quand je vous ai vu là avec cette brave figure que j’avais tant de plaisir à rencontrer quand je n’étais pas plus haut que mon fusil, ç’a été plus fort que moi ; il a fallu que je misse mon dépit de côté et que je vinsse vous donner une poignée de main. Touchez là. Deux honnêtes gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin, comme on dit. »

La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis ; il ne put refuser de prendre la main de Joseph ; mais en même temps il le regarda en face d’un air de surprise et de mécontentement.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il ; vous prétendez avoir du dépit contre moi, et vous avez l’air de me pardonner quelque chose, quand c’est moi qui…

— Je sais ce que vous allez dire, voisin, interrompit Joseph, et c’est de cela que je me plains ; je sais de quoi vous m’accusez, et je trouve mal à vous de soupçonner un ami sans l’interroger.

— Sur quoi, diable, voulez-vous que je vous interroge, quand je suis sûr de mon fait ? N’avez-vous pas emmené mon fils sous mes yeux pour le conduire à la recherche de cette folle qui, sans vous, s’en allait à Guéret et ne revenait peut-être plus ? N’avez-vous pas été compère et compagnon dans toutes ses belles équipées ? N’avez-vous pas conseillé à André de m’insulter et de me désobéir ? N’avez-vous pas donné le bras à la mariée le jour de cet honnête mariage ? Répondez à tout cela, Joseph, et interrogez un peu votre conscience ; elle vous dira que je devrais retirer ma main de la vôtre quand vous me la tendez. »

Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur lui-même pour ne pas se déconcerter.

« Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis ; mais si nous nous étions expliqués au lieu de nous fuir, vous verriez que j’ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j’ai emmené André avec votre char à bancs et mon cheval, il est vrai, je crois avoir rempli mon devoir d’ami sincère envers le père autant qu’envers le fils.

— Comment cela, je vous prie ? dit le marquis en haussant les épaules.

— Comment cela ! reprit Joseph avec une effronterie sans pareille ; ne vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l’insolente ironie de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble ?

— Il est vrai que jamais je ne l’avais vu si hardi et si têtu, répondit le marquis.

— Eh bien ! dit Joseph, sans moi il aurait dépassé toutes les bornes du respect filial ; quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la sorte, et résolu à vous dire l’affreux projet qu’il avait conçu dans le désespoir de la passion…

— Quel projet ? interrompit le marquis. Son mariage ? il me l’a dit assez clairement, je pense.

— Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grâce à moi, il renonça à exécuter ce jour-là.

— Mais qu’est-ce donc ?

— Impossible de vous le dire, vos cheveux se dresseraient. Ah ! funestes effets de l’amour ! Heureusement je réussis à l’entraîner hors de la maison paternelle ; j’espérais le tromper, lui faire croire que nous courions après sa belle, et, à la faveur de la nuit, l’emmener coucher à ma petite métairie de Granières, où peut-être il se serait calmé et aurait fini par entendre raison ; mais il s’aperçut de la feinte, et, après m’avoir fait plusieurs menaces de fou, il s’élança à bas du char à bancs et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J’eus une peine incroyable à le rejoindre, et, avant de le saisir à bras le corps, j’en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux…

— Impossible ! dit le marquis, jusque-là demi-persuadé, mais que cette dernière impudence de Joseph commençait à rendre incrédule ; André n’a jamais eu la force de donner une chiquenaude à une mouche.

— Ne savez-vous pas, marquis, dit Joseph sans se troubler, que, dans l’exaspération de l’amour ou de la folie, les hommes les plus faibles deviennent robustes ? Ne vous souvenez-vous pas de lui avoir vu des attaques de nerfs si violentes que vous aviez de la peine à le tenir, vous qui, certes, n’êtes pas une femmelette ?

— Bah ! c’est que je craignais de le briser en le touchant.

— Oh bien ! moi, précisément par la même raison, je me laissai gourmer jusqu’à ce qu’il s’apaisât un peu. Alors, voyant qu’il était impossible de l’empêcher d’aller voir Geneviève, je pris le parti de l’accompagner pour tâcher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce là la conduite d’un traître envers vous, voisin ?

— À la bonne heure, dit le marquis ; mais, depuis, vous lui avez certainement donné de mauvais conseils.

— Ceux qui disent cela en ont menti par la gorge ! s’écria Joseph en jouant la fureur. Je voudrais les voir là au bout de mon fusil pour savoir s’ils oseraient soutenir leur imposture.

— Tu diras ce que tu voudras, Joseph, si tu avais voulu employer ton crédit sur l’esprit d’André, tu l’aurais empêché de faire ce qu’il a fait ; mais tu t’es croisé les bras