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ANDRÉ

la mémoire, et, à mesure qu’il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif ; et, se tournant vers les personnes qui l’entouraient et qu’il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril : « C’est Geveviève ! et il se mit à la regarder d’un air doucement satisfait.

— Eh bien ! oui, c’est Genviève ! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils ; puis il alla s’asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.

— Oui, c’est Geneviève ! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.

— C’est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d’une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.

— Geneviève !… dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d’un air de surprise ; oui, Geneviève et Dieu ! »

Il retomba assoupi, et tous ceux qui l’entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l’y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s’éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. À chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever ; mais Joseph, qui s’était assis de l’autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l’épaule de Geneviève ; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d’imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s’était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre ; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade ; prêt à s’éveiller au moindre bruit et à effrayer par une sentence menaçante la conscience du marquis pour l’empêcher de séparer les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l’avaient tourmenté durant cette nuit : tantôt la rivière gonflée qui l’emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le corbillard d’André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde et laissait voir sa jolie petite jambe.

À cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l’amitié, et il s’éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l’impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris. Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. À chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.

Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l’avait tellement brisée, qu’elle ne put résister. Malgré l’anxiété de sa situation, elle céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d’André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l’un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l’autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois et sous les yeux d’un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle et qui n’osait les séparer.

Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s’approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d’André et les artères de son front ; puis il revint parler au curé. Celui-ci s’approcha alors de Geneviève, qui s’était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné ; puis alla trouver Joseph et lui parla à l’oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s’endormir. Quand il s’éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit :

« M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l’état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s’est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre agitation. Tout à l’heure, il m’a demandé si je n’avais pas vu cette nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu’il avait vu en rêve cette apparition ; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales ; je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.

— Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis ; mais n’espérez pas que je donne mon consentement au mariage ; j’aimerais mieux le voir mourir.

— Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin : mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd’hui ; car, dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici. »

Le marquis n’avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n’avait osé le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu’au jour de la convalescence ; mais, dans son cœur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.

XV.

Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d’André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n’avait jamais soupçonné jusque-là l’horreur que son mariage avec André inspirait au marquis ; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L’accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l’affecta d’abord que médiocrement ; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l’avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d’un mauvais rêve. Elle se demanda si c’était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain ; elle se vit, d’un côté, perdue dans l’opinion de ses compatriotes si elle n’épousait pas André ; de l’autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.

Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner les motifs de la conduite d’André : elle s’expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d’elle, son impatience et son effroi en la quittant ; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le cœur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et