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ANDRÉ

réelles qui l’entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et, tout en s’unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.

Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l’horizon, Geneviève posa son ouvrage et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes d’or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d’une complexion extrêmement délicate : les émotions de la journée, la surprise, la colère, la fierté, l’enthousiasme, en se succédant avec rapidité, l’avaient brisée de fatigue. Elle s’aperçut qu’elle avait réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d’un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de la réalité.

X.

Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de L… avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté, non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes érudites de l’endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la foi d’autrui.

Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce n’était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores, et l’amplification fut négligée ; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent débités d’ailleurs avec aplomb, d’une voix sonore, et sans le moindre lapsus linguæ. On sait qu’en province le lapsus linguæ est l’écueil des orateurs, et qu’il leur importe peu de manquer absolument d’idées, pourvu que les mots abondent toujours et se succèdent sans hésitation.

Henriette fut donc émue et entraînée, d’autant plus que le sujet du sermon s’appliquait précisément à la situation de son cœur. Ce cœur n’avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d’aller trouver son amie, et de réparer, autant qu’il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses, moitié amères, avaient dû lui causer.

Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée ; elle crut que Geneviève était sortie ; mais au moment de s’en aller une autre idée lui vint : elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.

Mais elle ne vit qu’une chandelle qui achevait de se consumer dans l’âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans l’appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui répondre ; et tandis qu’elle se rendormait avec l’apathie que donne la fièvre, la bonne couturière se hâta d’aller chercher les couvertures de son propre lit pour l’envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l’argent gagné dans sa journée, et, s’installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.

La nuit était tout à fait venue, et le coucou de la maison sonnait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de l’appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit deviner la personne qui s’approchait, et elle courut à sa rencontre dans la grande salle vide qui servait d’antichambre à l’atelier de la fleuriste.

Le lecteur n’est sans doute pas moins pénétrant qu’Henriette, et comprend fort bien qu’André, n’ayant pas vu Geneviève de la journée, et rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu’elle s’en aperçût, ne pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un mot avec elle. Quoique l’heure fût indue pour se présenter chez une grisette sage, il monta, et il s’approchait presque aussi tremblant que le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.

Il fut contrarié de rencontrer Henriette ; mais il espéra qu’elle se retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu’elle le prit presque au collet, et, l’entraînant au bout de la chambre, « Il faut que je vous parle, monsieur André, dit-elle vivement ; asseyons-nous. »

André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi : « D’abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade. »

André devint pâle comme la mort.

« Oh ! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette, je suis là ; j’aurai soin d’elle ; je ne la quitterai pas d’une minute ; elle ne manquera de rien.

— Je le crois, ma chère demoiselle, dit André, éperdu ; mais ne pourrais-je savoir… quelle est donc sa maladie ? depuis quand ?… Je vais…

— Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant ; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m’avoir entendue. Ce sont des choses d’importance que j’ai à vous dire, monsieur André, il faut y faire attention.

— Au nom du ciel ! parlez, mademoiselle, s’écria André.

— Eh bien ! reprit Henriette d’un ton solennel, il faut que vous sachiez que Geneviève est perdue.

— Perdue ! juste ciel ! elle se meurt !… »

André s’était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.

« Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se meurt pas ; c’est sa réputation qui est morte, monsieur, et c’est vous qui l’avez tuée !

— Mademoiselle, dit André vivement, que voulez-vous dire ? Est-ce une méchante plaisanterie ?

— Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux ; je ne plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne dites pas non ; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec moi aujourd’hui. »

André, confondu, garda le silence.

« Eh bien ! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des rendez-vous dans les prés ? Vous droguez jour et nuit autour de sa maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l’air d’être reçu à toutes les heures.

— Qui a dit cette impertinence ? s’écria André ; qui a inventé cette fausseté ?

— C’est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette intrépidement, et je n’invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois traverser le jardin d’en face, et je sais que tous les jours vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.

— Eh bien ! que vous importe ? s’écria André, chez qui la timidité était souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui se passe entre Geneviève et moi ? Êtes-vous la mère ou la tutrice de l’un de nous ?

— Non, dit Henriette en élevant la voix ; mais je suis l’amie de Geneviève, et je vous parle en son nom.