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ANDRÉ

flûte, sur six pieds carrés de sable, à l’ombre de deux acacias. C’est une scène champêtre digne d’arracher de tes yeux des larmes bucoliques. Ah ! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le bord du puits ; et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes nymphes. Ah çà ! tu sais l’usage du pays ? Les ouvrières en journée mangent à la même table que nous. Ne va pas faire le dédaigneux ; songe que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout comme chez les bourgeois.

— Oui, oui, je le sais, repondit André ; c’est un usage du vieux temps que les artisans ne cherchent pas à détruire.

— Moi, j’aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies. Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses) n’admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort bien les envoyer manger à l’office, ou bien je leur ferai servir des nougats de pierre à fusil qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici c’est différent : les bouches sont fraîches et les dents blanches. Que la beauté soit la reine du monde, rien de mieux.

IV.

L’intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand’mère, matrone pleine de vertus et d’obésité, était assise près de la cheminée et tricotait un bas gris. C’était une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active, silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine. Elle était debout devant une grande table couverte d’un tapis vert et taillait elle-même la besogne aux ouvrières : mais, malgré son caractère absolu, la dame ne leur parlait qu’avec une extrême politesse, et souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part.

Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau ; la fiancée elle-même brodait le coin d’un mouchoir. La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d’oeil aux ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans à elles trois ; elles étaient fraîches, rieuses et dégourdies à l’avenant. Les têtes blondes des enfants de la maison, penchées d’un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait digne des pinceaux de l’école flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme du haut d’un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu’Henriette était comptée parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d’une gloire à son apogée. Aucune robe d’alépine ne dessinait avec une netteté plus orgueilleuse l’étroit corsage et les riches contours d’une taille impériale ; aucun bonnet de tulle n’étalait ses coquilles démesurées et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus splendide de cheveux crêpés.

À l’arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme le son de l’orgue lorsque le plain-chant de l’officiant écourte sans cérémonie les dernières modulations d’une ritournelle où l’organiste s’oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André salua timidement et supporta le moins gauchement qu’il put le regard oblique de l’aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière ne salua le soleil levant d’un plus gai ramage. Joseph se mêla à la conversation, et voyant André mal à l’aise entre les deux matrones, il l’attira auprès du jeune groupe.

« Mademoiselle Henriette, dit-il d’un ton moitié familier, moitié humble (note qu’il était important de toucher juste avec la belle couturière, et dont Joseph avait très-bien étudié l’intonation), voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous voyez ? Il n’ose pas vous dire sa peine ; mais le fait est qu’il a tourné autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et qu’il n’a pas pu vous approcher ; vous êtes inabordable au bal, et quand on n’a pas obtenu votre promesse un mois d’avance, on peut y renoncer.

Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur naïve lui monta au visage. Tandis qu’elle engageait avec Joseph un échange d’œillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine ; car elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d’un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu’avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d’avouer le mal qu’elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé, beaucoup hésité, Sophie avoua qu’elle avait dit à Louisa :

— Ce monsieur André m’a fait danser deux fois hier soir ; cela n’empêche pas qu’il ne soit fier comme tout, il ne m’a pas dit trois mots.

— Ah ! mon cher André, s’écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note.

— Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n’accaparât l’attention des jeunes gens ; tout le monde l’a remarqué : André a bien l’air d’un noble ; il ne rit que du bout des dents et ne danse que du bout des pieds ; je disais en le regardant : Pourquoi est-ce qu’il vient au bal, ce pauvre monsieur ? ça ne l’amuse pas du tout. »

André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre : En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m’amusait pas du tout ; mais Joseph lui coupa la parole en disant :

« Ah ! ah ! de mieux en mieux, André ; mademoiselle Henriette t’a regardé ; que dis-je ? elle t’a contemplé, elle s’est beaucoup occupée de toi. Sais-tu que tu as fait sensation ? Ma foi ! je suis jaloux d’un pareil début. Mais voyez-vous, mes chères petites ; pardon ! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu’il ne mérite pas ; vous l’accusez d’être fier lorsqu’il n’est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu’il est amoureux.

— Ah ! ! !… s’écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.

— Oh ! mais, amoureux ! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique !

— Frénétique ! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.

— Oui ! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa ; comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous, mademoiselle Juliette ; comme…

— Voulez-vous vous taire ! voulez-vous vous taire ! s’écrièrent-elles toutes en carillon. »

Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l’ouvrage languissait, la grand’mère sourit, et Henriette rétablit le calme d’un signe majestueux.

« Si vous n’aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.

— Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph ; chut ! écoutez bien, vous ne le direz pas ?…

— Non, non, non, s’écrièrent-elles.