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LA MARE AU DIABLE

dans mes bras pour te mettre à terre comme à présent ; mais je pensais que nous ne nous retrouverions plus jamais sur la pauvre bonne Grise avec cet enfant sur nos genoux. Tiens, je t’aime tant, j’aime tant ces pauvres petits, je suis si heureux que tu m’aimes, et que tu les aimes, et que mes parents t’aiment, et j’aime tant ta mère et mes amis, et tout le monde aujourd’hui, que je voudrais avoir trois ou quatre cœurs pour y suffire. Vrai, c’est trop peu d’un pour y loger tant d’amitiés et tant de contentements ! J’en ai comme mal à l’estomac.

Il y eut une foule à la porte de la mairie et de l’église pour regarder la jolie mariée. Pourquoi ne dirions-nous pas son costume ? il lui allait si bien ! Sa cornette de mousseline claire et brodée partout, avait les barbes garnies de dentelle. Dans ce temps-là les paysannes ne se permettaient pas de montrer un seul cheveu ; et quoiqu’elles cachent sous leurs cornettes de magnifiques chevelures roulées dans des rubans de fil blanc pour soutenir la coiffe, encore aujourd’hui ce serait une action indécente et honteuse que de se montrer aux hommes la tête nue. Cependant elles se permettent à présent de laisser passer sur le front un mince bandeau qui les embellit beaucoup. Mais je regrette la coiffure classique de mon temps : ces dentelles blanches à cru sur la peau avaient un caractère d’antique chasteté qui me semblait plus solennel, et quand une figure était belle ainsi, c’était d’une beauté dont rien ne peut exprimer le charme et la majesté naïve.

La petite Marie portait encore cette coiffure, et son front était si blanc et si pur, qu’il défiait le blanc du linge de l’assombrir. Quoiqu’elle n’eût pas fermé l’œil de la nuit, l’air du matin et surtout la joie intérieure d’une âme aussi limpide que le ciel, et puis encore un peu de flamme secrète, contenue par la pudeur de l’adolescence, lui faisaient monter aux joues un éclat aussi suave que la fleur du pêcher aux premiers rayons d’avril.

Son fichu blanc, chastement croisé sur son sein, ne laissait voir que les contours délicats d’un cou arrondi comme celui d’une tourterelle ; son déshabillé de drap fin vert-myrte dessinait sa petite taille, qui semblait parfaite, mais qui devait grandir et se développer encore, car elle n’avait pas dix-sept ans. Elle portait un tablier de soie violet-pensée, avec la bavette, que nos villageoises ont eu le tort de supprimer et qui donnait tant d’élégance et de modestie à la poitrine. Aujourd’hui elles étalent leur fichu avec plus d’orgueil, mais il n’y a plus dans leur toilette cette fine fleur d’antique pudicité qui les faisait ressembler à des vierges d’Holbein. Elles sont plus coquettes, plus gracieuses. Le bon genre autrefois était une sorte de raideur sévère qui rendait leur rare sourire plus profond et plus idéal.

À l’offrande, Germain mit, selon l’usage, le treizain, c’est-à-dire treize pièces d’argent, dans la main de sa fiancée. Il lui passa au doigt une bague d’argent d’une forme invariable depuis des siècles, mais que l’alliance d’or a remplacée désormais. Au sortir de l’église, Marie lui dit tout bas : Est-ce bien la bague que je souhaitais ? celle que je vous ai demandée, Germain ?

— Oui, répondit-il, celle que ma Catherine avait au doigt lorsqu’elle est morte. C’est la même bague pour mes deux mariages.

— Je vous remercie, Germain, dit la jeune femme d’un ton sérieux et pénétré. Je mourrai avec, et si c’est avant vous, vous la garderez pour le mariage de votre petite Solange.


IV.

LE CHOU.

On remonta à cheval et on revint très-vite à Bel-Air. Le repas fut splendide, et dura, entremêlé de danses et de chants jusqu’à minuit. Les vieux ne quittèrent point la table pendant quatorze heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses fourneaux pour venir danser et chanter entre chaque service. Il était épileptique pourtant, ce pauvre père Bontemps ! Qui s’en serait douté ? Il était frais, fort, et gai comme un jeune homme. Un jour nous le trouvâmes comme mort, tordu par son mal dans un fossé, à l’entrée de la nuit. Nous le rapportâmes chez nous dans une brouette, et nous passâmes la nuit à le soigner. Trois jours après il était de noce, chantait comme une grive et sautait comme un cabri, se trémoussant à l’ancienne mode. En sortant d’un mariage, il allait creuser une fosse et clouer une bière. Il s’en acquittait pieusement, et quoiqu’il n’y parût point ensuite à sa belle humeur, il en conservait une impression sinistre qui hâtait le retour de son accès. Sa femme, paralytique, ne bougeait de sa chaise depuis vingt ans. Sa mère en a cent quarante et vit encore. Mais lui, le pauvre homme, si gai, si bon, si amusant, il s’est tué l’an dernier en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute, il était en proie au fatal accès de son mal, et, comme d’habitude, il s’était caché dans le foin pour ne pas effrayer et affliger sa famille. Il termina ainsi, d’une manière tragique, une vie étrange comme lui-même, un mélange de choses lugubres et folles, terribles et riantes, au milieu desquelles son cœur était toujours resté bon et son caractère aimable.

Mais nous arrivons à la troisième journée des noces, qui est la plus curieuse, et qui s’est maintenue dans toute sa rigueur jusqu’à nos jours. Nous ne parlerons pas de la rôtie que l’on porte au lit nuptial, c’est un assez sot usage qui fait souffrir la pudeur de la mariée et tend à détruire celle des jeunes filles qui y assistent. D’ailleurs je crois que c’est un usage de toutes les provinces, et qui n’a chez nous rien de particulier.

De même que la cérémonie des livrées est le symbole de la prise de possession du cœur et du domicile de la mariée, celle du chou est le symbole de la fécondité de l’hymen. Après le déjeuner du lendemain de noces commence cette bizarre représentation d’origine gauloise, mais qui, en passant par le christianisme primitif, est devenue peu à peu une sorte de mystère ou de moralité bouffonne du moyen âge.

Deux garçons (les plus enjoués et les mieux disposés de la bande) disparaissent pendant le déjeuner, vont se costumer, et enfin reviennent escortés de la musique, des chiens, des enfants et des coups de pistolet. Ils représentent un couple de gueux, mari et femme, couverts des haillons les plus misérables. Le mari est le plus sale des deux : c’est le vice qui l’a ainsi dégradé ; la femme n’est que malheureuse et avilie par les désordres de son époux.

Ils s’intitulent le jardinier et la jardinière et se disent préposés à la garde et à la culture du chou sacré. Mais le mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On l’appelle indifféremment le peilloux, parce qu’il est coiffé d’une perruque de paille ou de chanvre, et que, pour cacher sa nudité mal garantie par ses guenilles, il s’entoure les jambes et une partie du corps de paille. Il se fait aussi un gros ventre ou une bosse avec de la paille ou du foin cachés sous sa blouse. Le peilloux, parce qu’il est couvert de peille (de guenilles). Enfin, le païen, ce qui est plus significatif encore, parce qu’il est censé, par son cynisme et ses débauches, résumer en lui l’antipode de toutes les vertus chrétiennes.

Il arrive, le visage barbouillé de suie et de lie de vin, quelquefois affublé d’un masque grotesque. Une mauvaise tasse de terre ébréchée, ou un vieux sabot, pendu à sa ceinture par une ficelle, lui sert à demander l’aumône du vin. Personne ne lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le vin par terre, en signe de libation. À chaque pas, il tombe, il se roule dans la boue, il affecte d’être en proie à l’ivresse la plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse, appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur l’abjection de son mari et lui fait des reproches pathétiques.

— Malheureux ! lui dit-elle, vois où nous a réduits ta mauvaise conduite ! J’ai beau filer, travailler pour toi, raccommoder tes habits ! tu te déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m’as mangé mon pauvre bien, nos six enfants