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MONSIEUR ROUSSET.

vieillir de minute en minute. Je ne sais pas comment on est fait quand on a deux cents ans, mais il est certain qu’il nous parut d’abord centenaire, et qu’ensuite son âge nous sembla doublé et triplé. Sa peau se collait à ses os. Ses yeux, qui furent un instant brillants et comme enflammés par la fureur de la chicane, devinrent hagards, flottants, puis vitreux, puis ternes et fixes, et enfin s’éteignirent dans leurs orbites. Sa voix s’éteignit aussi par degrés, ses traits se contractèrent. Son habit tomba flasque et comme humide sur ses membres étiques. Son linge, qui nous avait paru blanc, prit une couleur terreuse, et il nous sembla qu’il s’exhalait de lui une odeur de moisi ; son chien se leva et se mit à hurler, répondant au vent qui mugissait au dehors. Les bougies, qui brûlaient dans les candélabres, s’étaient consumées peu à peu sans que nous y fissions attention, et la dernière s’éteignit. La baronne fit un cri et sonna avec anxiété. Personne ne vint, mais je parvins à trouver une bougie entière dans un autre candélabre et à la rallumer. Nous nous trouvâmes seuls alors. Le petit vieillard était sorti avec aussi peu de bruit qu’il était entré.

— Dieu soit loué ! s’écria la baronne ; je ne sais ce que c’est, mais j’ai failli avoir une attaque de nerfs. Je ne connais rien de plus irritant que ce petit spectre-là ; car c’est absolument comme un spectre, n’est-ce pas, Monsieur ? Concevez vous mon mari de s’embarrasser d’une pareille momie ? Un sourd, un centenaire, un fou, car, en vérité, il est fou par-dessus le marché, n’est-il pas vrai ? Que nous a-t-il dit ? Je n’ai rien compris, rien entendu… c’était comme une vieille crécelle. D’abord cela m’a fait rire, et puis cela m’a ennuyée, et puis impatientée, et puis effrayée, mais effrayée au point que j’étais étouffée, oppressée, que j’avais envie de bâiller, de tousser, de pleurer et de crier… je crois même que j’ai crié un peu à la fin. J’ai une peur affreuse des fous et des idiots ! Ah ! je ne veux pas que cet homme-là reste vingt-quatre heures ici, je deviendrais folle moi-même.

— Monsieur le baron a été trompé sur l’âge et les facultés de ce brave homme, répondis-je. Certainement il est en enfance.

— Il soutiendra que non. Vous verrez qu’il me dira qu’il est jeune et agréable… Mais il faudra qu’il le chasse ou je partirai… Ahl mon Dieu ! s’écria-t-elle, savez-vous quelle heure il est ?

Je regardai la pendule. Elle marquait trois heures du matin.

Je n’en pouvais croire mes yeux, je regardai ma montre, il était trois heures du matin

— Comment, cet homme nous a parlé ainsi pendant trois heures ? Il avait la fièvre chaude, c’est évident… Nous gardâmes le silence un instant. Nous ne pouvions nous expliquer ni l’un ni l’autre comment nous avions subi cet assommant bavardage pendant trois heures sans pouvoir nous y soustraire, et sans nous apercevoir de la durée du temps, malgré l’ennui et l’impatience qu’il nous avait causés. Tout à coup la baronne prit de l’humeur contre moi.

— Je ne conçois pas, dit-elle, que vous ne l’ayez pas interrompu et que vous n’ayez pas su trouver un moyen honnête ou non de me délivrer d’un pareil supplice. Car c’était à vous de le faire.

— Il me semble, Madame, que je n’avais pas d’ordre à donner chez vous, répondis-je, à moins que vous ne m’en eussiez donné vous-même…

— Je crois tout bonnement que je dormais, et vous aussi probablement.

— Je vous jure que non, m’écriai-je, car j’ai horriblement souffert.

— Et moi aussi, reprit-elle, j’avais peur, j’étais paralysée. J’ai peur des fous et des idiots, je vous le disais. Mais vous, vous avez donc eu peur aussi ?

— Je ne crois pas, Madame, mais j’ai été glacé par je ne sais quelle stupeur, quel dégoût…

J’essayai de faire entendre que cette interruption fâcheuse au milieu d’une scène que je jouais avec tant d’ardeur et de conviction m’avait rendu malade.

— Bah ! vous avez eu peur aussi ! dit la baronne d’un ton de dédain mortel. Allons ! voilà une belle veillée, en vérité ! J’aurai la migraine demain. Faites-moi donc le plaisir d’aller voir dans la maison, à l’office, à la cuisine, s’il y a encore quelqu’un de levé, car j’ai beau casser les sonnettes, personne ne vient. C’est fort étrange. Il faut que ma femme de chambre et tous mes gens soient en léthargie.

Cela était très-facile à dire. Il n’y avait qu’une seule bougie. Je ne pouvais décemment l’emporter, et je ne connaissais pas du tout les êtres. Je n’avais plus du tout la tête ni le cœur disposés à l’amour. La baronne me paraissait aigre, impérieuse et sotte. Il faisait froid et sombre dans ce grand salon. Je me sentais fatigué de mon voyage et dégoûté au dernier point de mon gîte. Je sortis à tout hasard ; je tâtonnai dans l’antichambre, dans les corridors, et, me heurtant partout, j’appelai, je frappai à plusieurs portes. Si je réveille le baron, pensais-je, il trouvera fort étrange que je ne sois pas couché, ni sa femme non plus, à trois heures du matin. Ma foi, ils s’expliqueront, peu m’importe.

Enfin, je pousse une dernière porte ; je pénètre dans une grande cuisine qu’éclairait faiblement une vieille lampe, et je trouve le petit vieillard assis sur une chaise de paille auprès d’un feu presque éteint. Son caniche me montre les dents. Voilà un pauvre diable bien mal hébergé et qui me fait pitié ! Je veux l’éveiller, car il me semblait endormi. Mais il me dit : « Il fait froid, froid, très-froid. » Impossible de lui faire entendre un mot, pas moyen de trouver une âme à qui parler. J’allume un flambeau, je parcours la maison du bas en haut Pas de domestiques, pas de soubrettes : aucun ne couchait dans ce corps de logis. Je reviens au salon pour demander à madame, au risque de passer pour un sot, dans quelle partie de son manoir on peut déterrer ses valets. La baronne, impatientée, avait été se coucher en emportant sa bougie et le misérable bout de chandelle que j’avais trouvé dans la cuisine s’éteignait dans mes mains. Où trouver ma chambre dans ce dédale de corridors et d’escaliers qu’il me fallait encore parcourir à tâtons ? Il n’y a rien de si sot qu’un homme qui a laissé passer l’heure d’aller décemment se coucher. J’y renonce, que la baronne aille au diable et se couche sans le secours de ses suivantes. Que le vieux intendant et son chien gèlent dans la cuisine, peu m’importe. Je me passerai de chambre, et de lit, et de domestique, mais je ne me laisserai pas geler.

En devisant ainsi, je fourre trois énormes bûches dans la cheminée ; je tire un grand sofa devant le feu ; je m’enveloppe d’un vaste tapis de table, et je m’endors profondément.

Les valets, pour se coucher de bonne heure, ne s’en levaient pas plus tôt. Il était temps que l’intendant arrivât, car tout allait à la diable dans le château de Guernay. J’eus le temps, dès que le jour fut levé, de retrouver ma chambre, que je reconnus à ma valise posée à l’entrée, de défaire mon lit comme si je m’étais couché, et de faire ma toilette, avant que personne se fût aperçu de l’étrange bivouac que j’avais établi au salon. Lorsque la cloche m’appela pour déjeuner, je trouvai le baron et la baronne en querelle ouverte. Le baron se réjouissait de l’arrivée de M. Buisson, et commandait aux domestiques d’aller l’avertir afin qu’il eût le plaisir de le présenter à madame. Madame était furieuse et disait qu’elle allait le mettre à la porte s’il paraissait devant elle.

— Ah çà ! à qui en avez-vous, mon cœur, avec vos folies ? dit enfin le baron impatienté. M. Buisson centenaire, M. Buisson fou, idiot, sourd ? où avez-vous pris cela, puisque vous ne l’avez jamais vu ?

— Je l’ai vu et trop vu, Monsieur, de minuit à trois heures du matin, sans pouvoir m’en débarrasser.

— Vous avez rêvé ! il n’est arrivé que depuis deux heures !

— Non, vous dis-je, il est arrivé à minuit ; demandez à Lapierre, qui sans doute l’a reçu à la grille ; mais qui, par parenthèse, ne s’est pas donné la peine de me l’annoncer.

— Mais quand je vous dis que je l’ai reçu moi-même, au grand jour, à neuf heures, et que j’ai été au-devant de lui à plus d’une lieue d’ici !