Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
MONSIEUR ROUSSET.

MONSIEUR ROUSSET
(FRAGMENT D’UN ROMAN INÉDIT.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous riez de ces choses ? dit à son tour M. Guigne, dont l’air était devenu fort sérieux, et voilà que vous riez plus fort parce que je n’en ris point. Mes amis, j’ai été comme vous incrédule, esprit fort, mais l’aventure qui m’est arrivée en ce genre dans ma jeunesse a fait sur moi une telle impression, que je n’aime pas à entendre plaisanter sur un pareil sujet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, après s’être longtemps fait prier, il parla ainsi :

C’était en 1730, j’avais alors une vingtaine d’années, j’étais assez joli garçon, quoiqu’il n’y paraisse guère aujourd’hui. Je n’avais pas ce crâne dégarni, ce gros nez, ces petits yeux éraillés, ces joues flétries ; j’avais le teint frais, l’œil vif, le nez vierge de tabac, la taille élégante dans sa petitesse, le jarret tendu, la jambe admirable comme cela peut se voir encore. En somme, j’étais un joli petit cavalier, point gauche, nullement timide, et déjà stylé à prendre toutes les manières, soit bonnes, soit mauvaises, des gens avec qui je me trouvais ; faisant des madrigaux avec les belles dames, jurant avec les soudards, philosophant avec les beaux esprits, raisonnant avec les ecclésiastiques, et déraisonnant avec les marquis. Enfin je plaisais et je réussissais partout, et ma profession de comédien homme de lettres était un passe-port qui me faisait également bien accueillir dans la bonne comme dans la mauvaise compagnie. Je me rendais de Lyon à Dijon par le coche, pour rejoindre la troupe de campagne dont je faisais partie… C’était vers le milieu de l’automne, le temps était brumeux et déjà assez frais. Je me trouvai faire une dizaine de lieues avec un certain baron de Guernay qu’une affaire avait appelé dans les environs, et qui retournait coucher à son château situé dans une petite vallée de Bourgogne, à cent pas de la grand’route. Il était grand causeur, grand questionneur, grand amateur de vers et de romans. Je le charmai par ma conversation, et il ne sut pas plus tôt que j’étais auteur et acteur, qu’il ne voulut plus se séparer de moi. C’était un de ces dilettanti qui ont toujours en poche quelque petite drôlerie dramatique et qui espèrent vous la faire trouver excellente et vous en faire cadeau, pour avoir le plaisir de la voir représentée au prochain chef-lieu de bailliage sans bourse délier. Je ne m’y laissai point prendre, mais j’acceptai l’offre qu’il me fit de passer la nuit dans son manoir. Le coche s’arrêtait fort peu plus loin, et la tenue de mon baron m’annonçait un meilleur gîte et un meilleur souper que l’hôtellerie où j’aurais été forcé de passer douze ou quinze heures en attendant de pouvoir repartir.

Nous fimes donc arrêter le coche à l’entrée de l’avenue qui aboutissait à la grand’route. Deux domestiques en petite livrée nous attendaient pour porter la canne et le portefeuille de Monsieur. Ils prirent ma valise, et nous nous acheminâmes vers le castel de Guernay qui était, par ma foi, de fort belle apparence, au soleil couchant.

— Par bleu ! me dit le baron chemin faisant, la baronne va être bien étonnée de me voir arriver avec un inconnu !

— Et peut-être plus fâchée encore que surprise, ajoutai-je, lorsque monsieur le baron lui dira que cet inconnu est un comédien.

— Non, répondit-il, ma femme est sans préjugés. C’est une personne de beaucoup d’esprit que la baronne, vous verrez ! C’est une vraie Parisienne, et même un peu trop, car elle ne peut pas souffrir la campagne, et depuis trois jours qu’elle y est, elle prétend que je veux l’enterrer et la faire mourir d’ennui. Elle sera donc charmée d’avoir à souper un aimable convive comme vous, et si vous n’étiez pas trop fatigué pour lui réciter ensuite quelques tirades, ou lui faire lecture de ma pièce de théâtre qu’elle n’a jamais voulu écouter avec attention, comme vous la lirez comme un ange, j’en suis certain…

Je vis bien qu’il me faudrait payer mon écot, et je m’y résignai tout de suite de bonne grâce en promettant au baron de lire et de réciter tout ce qu’il voudrait.

— Vous êtes un aimable homme ! s’écria-t-il, et je suis si content de vous, que je complote déjà de vous faire manquer le coche demain et de vous garder quarante-huit heures au château de Guernay.

— Certes, lui dis-je, l’offre serait bien tentante si…

— Pas de si, reprit-il. Vous verrez, mon cher ami, que c’est une demeure agréable et aussi bien tenue que si elle avait toujours été habitée. Et pourtant il y a trois ans que je n’y suis point venu, sinon en passant ; trois ans que je suis marié, Monsieur, et que madame la baronne n’a pas voulu seulement venir voir si c’était un pigeonnier ou un château. C’est avec les plus grandes peines du monde que je l’ai décidée enfin à y venir passer un mois, car il me faudra bien un mois pour installer mon nouvel intendant, et le mettre au courant de mes affaires. Or, vous comprenez, mon cher… Comment vous appelle-t-on ?

— Rosidor, Monsieur, répondis-je. (C’était mon nom de guerre en ce temps-là.)

— Oui, oui, Rosidor, reprit-il ; vous me l’avez déjà dit, je vous demande pardon. Donc, mon cher Rosidor, vous comprenez que je ne pouvais pas laisser à Paris, pendant un mois, une jeune femme comme la mienne, qui vient justement de perdre la tante qui lui servait de chaperon…

— Monsieur le baron ne voudrait pas me faire croire, repris-je en souriant, qu’il a le gothique malheur d’être jaloux.

— Jaloux, non, mais prudent ; il faut toujours l’être. Il n’y a que les fats qui soient toujours tranquilles.

Vous voyez que M. le baron parlait quelquefois comme un homme d’esprit, mais il n’agissait pas toujours de même, comme vous le verrez bientôt, tant il est vrai que faire et dire sont deux.

— Jusqu’à présent, dit Florville, l’histoire est agréable, mais je n’y vois pas l’ombre d’un revenant.

— Patience, dit M. Guigne. Écoutez-moi avec quelque attention, bien que ce que je vais vous dire ne soit d’abord qu’un détail insignifiant en apparence.

Le baron me devança de quelques instants pour m’annoncer à sa femme. En apprenant qu’elle aurait un homme à souper, elle sonna sa fille de chambre pour se faire un peu accommoder. Puis, en apprenant que ce convive était un comédien, elle la congédia, pensant qu’un comédien n’était pas plus un homme qu’un mari. Et enfin, quand je fus présenté, elle s’avisa, à ma figure et à ma jeunesse, de penser que je pourrais bien être une espèce d’homme, et elle sortit du salon un moment avant le souper. Lorsqu’elle revint se mettre à table,