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FRANÇOIS LE CHAMPI.

je ne veux pas qu’on vous ennuie à cause de moi. Je ne suis pas fier, allez ! je n’ai pas besoin qu’on sache que vous m’avez relevé de mon état de champi. Je suis bien assez heureux de savoir, à moi tout seul, que j’ai une mère dont je suis l’enfant ! Ah ! il ne faut pas que vous mouriez, madame Blanchet, surajouta le pauvre François en la regardant d’un air triste, car il avait depuis quelque temps des idées de malheur : si je vous perdais, je n’aurais plus personne sur la terre, car vous irez pour sûr dans le paradis du bon Dieu, et moi je ne sais pas si je suis assez méritant pour avoir la récompense d’y aller avec vous.

François avait dans tout ce qu’il disait et dans tout ce qu’il pensait comme un avertissement de quelque gros malheur, et, à quelque temps de là, ce malheur tomba sur lui.

Il était devenu le garçon du moulin. C’était lui qui allait chercher le blé des pratiques sur son cheval, et qui le leur reportait en farine. Ça lui faisait faire souvent de longues courses, et mêmement il allait souvent chez la maîtresse de Blanchet, qui demeurait à une petite lieue du moulin. Il n’aimait guère cette commission-là, et il ne s’arrêtait pas une minute dans la maison quand son blé était pesé et mesuré…

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En cet endroit de l’histoire, la raconteuse s’arrêta.

— Savez-vous qu’il y a longtemps que je parle ? dit-elle aux paroissiens qui l’écoutaient. Je n’ai plus le poumon comme à quinze ans, et m’est avis que le chanvreur, qui connaît l’affaire mieux que moi-même, pourrait bien me relayer. D’autant mieux que nous arrivons à un endroit où je ne me souviens plus si bien.

— Et moi, répondit le chanvreur, je sais bien pourquoi vous n’êtes plus mémorieuse au milieu comme vous l’étiez au commencement ; c’est que ça commence à mal tourner pour le champi, et que ça vous fait peine, parce que vous avez un cœur de poulet, comme toutes les dévotes, aux histoires d’amour.

— Ça va donc tourner en histoire d’amour ? dit Sylvine Courtioux qui se trouvait là.

— Ah ! bon ! repartit le chanvreur, je savais bien que je ferais dresser l’oreille aux jeunes filles en lâchant ce mot-là. Mais patience, l’endroit où je vas reprendre, avec charge de mener l’histoire à bonne fin, n’est pas encore ce que vous voudriez savoir. Où en êtes-vous restée, mère Monique ?

— J’en étais sur la maîtresse à Blanchet.

— C’est ça, dit le chanvreur. Cette femme-là s’appelait Sévère, et son nom n’était pas bien ajusté sur elle, car elle n’avait rien de pareil dans son idée. Elle en savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus au soleil. On ne peut pas dire qu’elle fût méchante, car elle était d’humeur réjouissante et sans souci ; mais elle rapportait tout à elle, et ne se mettait guère en peine du dommage des autres, pourvu qu’elle fût brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le pays, et, disait-on, elle avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très-belle femme et très-avenante, vive quoique corpulente, et fraîche comme une guigne. Elle ne faisait pas grande attention au champi, et si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais vouloir, et pour l’amusement de le voir rougir ; car il rougissait comme une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal à son aise. Il lui trouvait un air hardi, et elle lui faisait l’effet d’être laide et méchante, quoiqu’elle ne fût ni l’une ni l’autre ; du moins la méchanceté ne lui venait que quand on la contrariait dans ses intérêts ou dans son contentement d’elle-même ; et mêmement il faut dire qu’elle aimait à donner presque autant qu’à recevoir. Elle était généreuse par braverie, et se plaisait aux remerciements. Mais, dans l’idée du champi, ce n’était qu’une diablesse qui réduisait madame Blanchet à vivre de peu et à travailler au-dessus de ses forces.

Pourtant il se trouva que le champi entrait dans ses dix-sept ans, et que madame Sévère trouva qu’il était diablement beau garçon, il ne ressemblait pas aux autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tassés à cet âge-là, et qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou trois ans plus tard. Lui, il était déjà grand, bien bâti ; il avait la peau blanche, même en temps de moisson, et des cheveux tout frisés qui étaient comme brunets à la racine et finissaient en couleur d’or.

Est-ce comme ça que vous les aimez, dame Monique ? les cheveux, je dis, sans aucunement parler des garçons.

— Ça ne vous regarde pas, répondit la servante du curé. Dites votre histoire.

— Il était toujours pauvrement habillé, mais il aimait la propreté, comme Madeleine Blanchet le lui avait appris ; et tel qu’il était, il avait un air qu’on ne trouvait point aux autres. La Sévère vit tout cela petit à petit, et enfin elle le vit si bien, qu’elle se mit en tête de le dégourdir un peu. Elle n’avait point de préjugés, et quand elle entendait dire : « C’est dommage qu’un si beau gars soit un champi, » elle répondait : « Les champis ont moyen d’être beaux, puisque c’est l’amour qui les a mis dans le monde. »

Voilà ce qu’elle inventa pour se trouver avec lui. Elle fit boire Blanchet plus que de raison à la foire de Saint-Denis-de-Jouhet, et quand elle vit qu’il n’était plus capable de mettre un pied devant l’autre, elle le recommanda à ses amis de l’endroit pour qu’on le fît coucher. Et alors elle dit à François, qui était venu là avec son maître pour conduire des bêtes en foire :

— Petit, je laisse ma jument à ton maître pour revenir demain matin : toi, tu vas monter sur la sienne et me prendre en croupe pour me ramener chez moi.

L’arrangement n’était point du goût de François. Il dit que la jument du moulin n’était pas forte assez pour porter deux personnes, et qu’il s’offrait à reconduire la Sévère, elle montée sur sa bête, lui sur cette de Blanchet ; qu’il s’en retournerait aussitôt chercher son maître avec une autre monture, et qu’il se portait caution d’être de grand matin à Saint-Denis-de-Jouhet : mais la Sévère ne l’écouta non plus que le tondeur le mouton, et lui commanda d’obéir. François avait peur d’elle, parce que comme Blanchet ne voyait que par ses yeux, elle pouvait le faire renvoyer du moulin s’il la mécontentait, d’autant qu’on était à la Saint-Jean. Il la prit donc en croupe, sans se douter, le pauvre gars, que ce n’était pas un meilleur moyen pour échapper à son mauvais sort.

VIII.

Quand ils se mirent en chemin, c’était à la brune, et quand ils passèrent sur la pelle de l’étang de Rochefolle, il faisait nuit grande. La lune n’était pas encore sortie des bois, et les chemins qui sont, de ce côté-là, tout ravinés par les eaux de source, n’avaient rien de bon. Et si, François talonnait la jument et allait vite, car il s’ennuyait tout à fait avec la Sévère, et il aurait déjà voulu être auprès de madame Blanchet.

Mais la Sévère, qui n’était pas si pressée d’arriver à son logis, se mit à faire la dame et à dire qu’elle avait peur, qu’il fallait marcher le pas, parce que la jument ne relevait pas bien ses pieds et qu’elle risquait de s’abattre.

— Bah ! dit François sans l’écouter, ce serait donc la première fois qu’elle prierait le bon Dieu ; car, sans comparaison du saint baptême, jamais je ne vis jument si peu dévote !

— Tu as de l’esprit, François, dit la Sévère en ricanant, comme si François avait dit quelque chose de bien drôle et de bien nouveau.

— Ah ! pas du tout, ma foi, répondit le champi, qui pensa qu’elle se moquait de lui.

— Allons, tu ne vas pas trotter à la descente, que je compte ?

— N’ayez pas peur, nous trotterons bien tout de même.