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VALENTINE.

même médecin qui soignait dans ce moment Valentine, ayant pansé le blessé dans la matinée, avait refusé de se prononcer positivement sur sa situation. Une balle avait fracassé le front et était ressortie au-dessus de l’oreille ; cette blessure-là, quoique grave, n’était peut-être point mortelle ; mais on ignorait de combien de balles était chargé le pistolet. Il se pouvait qu’il y en eut une seconde logée dans l’intérieur du crâne, et, en ce cas, le répit qu’éprouvait en ce moment le moribond ne pouvait servir qu’à prolonger ses souffrances.

Aux yeux de Catherine, il devait donc être prouvé que cette catastrophe et les chagrins qui l’avaient précédée avaient une influence directe sur l’état effrayant de Valentine. Cette bonne femme s’imagina qu’un rayon d’espérance, si faible qu’il fût, devait produire plus d’effet sur son mal que tous les secours de la médecine. Elle courut à la chaumière de Bénédict, qui n’était qu’à une demi-lieue du château, et s’assura par elle-même qu’il y avait encore chez cet infortuné un souffle de vie. Beaucoup de voisins, attirés par la curiosité plus que par l’intérêt, encombraient sa porte ; mais le médecin avait ordonné qu’on laissât entrer peu de monde, et M. Lhéry, qui était installé au chevet du mourant, ne reçut Catherine qu’après beaucoup de difficultés. Madame Lhéry ignorait encore cette triste nouvelle ; elle était allée faire le retour de noces de sa fille à la ferme de Pierre Blutty.

Catherine, après avoir examiné le malade et recueilli l’opinion de Lhéry, s’en retourna aussi peu fixée qu’auparavant sur les véritables suites de la blessure, mais complètement éclairée sur les causes du suicide. Par une circonstance particulière, au moment où elle sortait de cette maison, elle tressaillit en jetant les yeux sur une chaise où l’on avait déposé les vêtements ensanglantés de Bénédict. Comme il arrive toujours que nos regards s’arrêtent, en dépit de nous, sur un objet d’effroi ou de dégoût, ceux de Catherine ne purent se détacher de cette chaise, et y découvrirent un mouchoir de soie des Indes, horriblement taché de sang. Aussitôt elle reconnut le foulard qu’elle avait mis elle-même autour du cou de Valentine en la voyant sortir dans la soirée qui précéda le mariage, et qu’elle avait perdu dans sa promenade au bout de la prairie. Ce fut un trait de lumière irrécusable ; elle choisit donc un moment où l’on ne faisait point attention à elle pour s’emparer de ce mouchoir, qui eût pu compromettre Valentine, et pour le cacher dans sa poche.

De retour au château, elle se hâta de le serrer dans sa chambre et ne songea plus à s’en occuper. Elle essaya, dans les rares instants où elle se trouva seule avec Valentine, de lui faire comprendre que Bénédict pouvait être sauvé ; mais ce fut en vain. Les facultés morales semblaient complètement épuisées chez Valentine ; elle ne soulevait même plus ses paupières pour reconnaître la personne qui lui parlait. S’il lui restait une pensée, c’était la satisfaction de se voir mourir.

Huit jours s’étaient ainsi passés. Il y eut alors un mieux sensible ; Valentine parut retrouver la mémoire, et se soulagea par d’abondantes larmes. Mais comme on ne put jamais lui faire dire le motif de cette douleur, on pensa qu’il y avait encore de l’égarement dans son cerveau. La nourrice seule guettait un instant favorable pour parler ; mais M. de Lansac, étant à la veille de partir, se faisait un devoir de ne plus quitter l’appartement de sa femme.

M. de Lansac venait de recevoir sa nomination à la place de premier secrétaire d’ambassade (jusque-là il n’avait été que le second), et en même temps l’ordre de rejoindre aussitôt son chef, et de partir, avec ou sans sa femme, pour la Russie.

Il n’était jamais entré dans les dispositions sincères de M. de Lansac d’emmener sa femme en pays étranger. Dans le temps où il avait le plus fasciné Valentine, elle lui avait demandé s’il l’emmènerait en mission : et, pour ne pas lui sembler au-dessous de ce qu’il affectait d’être, il lui avait répondu que son vœu le plus ardent était de ne jamais se séparer d’elle. Mais il s’était bien promis d’user de son adresse, et, s’il le fallait, de son autorité, pour préserver sa vie nomade des embarras domestiques. Cette coïncidence d’une maladie qui n’était plus sans espoir, mais qui menaçait d’être longue, avec la nécessité pour lui de partir immédiatement, était donc favorable aux intérêts et aux goûts de M. de Lansac. Quoique madame de Raimbault fût une personne fort habile en matière d’intérêts pécuniaires, elle s’était laissé complètement circonvenir par l’habileté bien supérieure de son gendre. Le contrat, après les discussions les plus dégoûtantes pour le fond, les plus délicates pour la forme, avait été dressé tout à l’avantage de M. de Lansac. Il avait usé, dans la plus grande extension possible, de l’élasticité des lois pour se rendre maître de la fortune de sa femme, et il avait fait consentir les parties contractantes à donner des espérances considérables à ses créanciers sur la terre de Raimbault. Ces légères particularités de sa conduite avaient bien failli rompre le mariage ; mais il avait su, en flattant toutes les ambitions de la comtesse, s’emparer d’elle mieux qu’auparavant. Quant à Valentine, elle ignorait tellement les affaires, et sentait une telle répugnance à s’en occuper, qu’elle souscrivit, sans y rien comprendre, à tout ce qui fut exigé d’elle.

M. de Lansac, voyant ses dettes pour ainsi dire payées, partit donc sans beaucoup regretter sa femme, et, se frottant les mains, il se vanta intérieurement d’avoir mené à bien une délicate et excellente affaire. Cet ordre de départ arrivait on ne peut plus à propos pour le délivrer du rôle difficile qu’il jouait à Raimbault depuis son mariage. Devinant peut-être qu’une inclination contrariée causait le chagrin et la maladie de Valentine, et, dans tous les cas, se sentant fort offensé des sentiments qu’elle lui témoignait, il n’avait cependant aucun droit jusque-là d’en montrer son dépit. Sous les yeux de ces deux mères, qui faisaient un grand étalage de leur tendresse et de leur inquiétude, il n’osait point laisser percer l’ennui et l’impatience qui le dévoraient. Sa situation était donc extrêmement pénible, au lieu qu’en faisant une absence indéfinie, il se soustrayait en outre aux désagréments qui devaient résulter de la vente forcée des terres de Raimbault ; car le principal de ses créanciers réclamait impérieusement ses fonds, qui se montaient à environ cinq cent mille francs ; et bientôt cette belle propriété, que madame de Raimbault avait mis tant d’orgueil à compléter, devait, à son grand déplaisir, être démembrée et réduite à de chétives dimensions.

En même temps M. de Lansac se débarrassait des pleurs et des caprices d’une nouvelle épousée. « En mon absence, se disait-il, elle pourra s’habituer à l’idée d’avoir aliéné sa liberté. Son caractère calme et retiré s’accommodera de cette vie tranquille et obscure où je la laisse ; ou si quelque amour romanesque trouble son repos, eh bien ! elle aura le temps de s’en guérir ou de s’en lasser avant mon retour. »

M. de Lansac était un homme sans préjugés, aux yeux de qui toute sentimentalité, tout raisonnement, toute conviction, se rapportaient à ce mot puissant qui gouverne l’univers : l’argent.

Madame de Raimbault avait d’autres propriétés en diverses provinces, et des procès partout. Les procès étaient l’occupation majeure de sa vie ; elle prétendait qu’ils la minaient de fatigues et d’agitations, mais sans eux elle fût morte d’ennui. C’était, depuis la perte de ses grandeurs, le seul aliment qu’eussent son activité et son amour de l’intrigue ; elle y épanchait aussi toute la bile que les contrariétés de sa situation amassaient en elle. Dans ce moment, elle en avait un fort important, en Sologne, contre les habitants d’un bourg qui lui disputaient une vaste étendue de bruyères. La cause allait être plaidée, et la comtesse brûlait d’être là pour stimuler son avocat, influencer ses juges, menacer ses adversaires, se livrer enfin à toute cette activité fébrile qui est le ver rongeur des âmes longtemps nourries d’ambition. Sans la maladie de Valentine, elle serait partie, comme elle se l’était promis, le lendemain du mariage, pour aller s’occuper de cette affaire ; maintenant, voyant sa fille hors de danger, et n’ayant qu’une courte absence à faire, elle se décida à partir avec son gendre, qui prenait la route de Paris, et qui lui fit ses adieux à mi-chemin, sur le lieu de la contestation.