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LA MARE AU DIABLE

comme ça, sans en attirer d’autres sur ma pauvre chère femme de mère.

Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un écart en dressant les oreilles, puis revint sur ses pas, et se rapprocha du buisson, où quelque chose qu’elle commençait à reconnaître l’avait d’abord effrayée. Germain jeta un regard sur le buisson, et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et encore fraîches d’un téteau de chêne, quelque chose qu’il prit pour un agneau.

— C’est une bête égarée, dit-il, ou morte, car elle ne bouge. Peut-être que quelqu’un la cherche ; il faut voir !

— Ce n’est pas une bête, s’écria la petite Marie : c’est un enfant qui dort ; c’est votre Petit-Pierre.

— Par exemple ! dit Germain en descendant de cheval : voyez ce petit garnement qui dort là, si loin de la maison, et dans un fossé où quelque serpent pourrait bien le trouver !

Il prit dans ses bras l’enfant, qui lui sourit en ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou, en lui disant : Mon petit père, tu vas m’emmener avec toi !

— Ah oui ! toujours la même chanson ! Que faisiez-vous là, mauvais Pierre ?

— J’attendais mon petit père à passer, dit l’enfant, je regardais sur le chemin, et à force de regarder, je me suis endormi.

— Et si j’étais passé sans te voir, tu serais resté toute la nuit dehors, et le loup t’aurait mangé ?

— Oh ! je savais bien que tu me verrais ! répondit Petit-Pierre avec confiance.

— Eh bien, à présent, mon Pierre, embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite à la maison, si tu ne veux pas qu’on soupe sans toi.

— Tu ne veux donc pas m’emmener ? s’écria le petit en commençant à frotter ses yeux pour montrer qu’il avait dessein de pleurer.

— Tu sais bien que grand-père et grand’mère ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrière l’autotorité des vieux parents, comme un homme qui ne compte guère sur la sienne propre.

Mais l’enfant n’entendit rien. Il se prit à pleurer tout de bon, disant que puisque son père emmenait la petite Marie, il pouvait bien l’emmener aussi. On lui objecta qu’il fallait passer les grands bois, qu’il y avait beaucoup là de méchantes bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne voulait pas porter trois personnes, qu’elle l’avait déclaré en partant, et que, dans le pays où l’on se rendait, il n’y avait ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons ne persuadèrent point Petit-Pierre ; il se jeta sur l’herbe, et s’y roula, en criant que son petit père ne l’aimait plus, et que s’il ne l’emmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la nuit à la maison.

Germain avait un cœur de père aussi tendre et aussi faible que celui d’une femme. La mort de la sienne, les soins qu’il avait été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la pensée que ces pauvres enfants sans mère avaient besoin d’être beaucoup aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en lui un si rude combat, d’autant plus qu’il rougissait de sa faiblesse et s’efforçait de cacher son malaise à la petite Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se bordèrent de rouge, prêts à pleurer aussi. Enfin il essaya de se mettre en colère ; mais, en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre à témoin de sa fermeté d’âme, il vit que le visage de cette bonne fille était baigné de larmes, et tout son courage l’abandonnant, il lui fut impossible de retenir les siennes, bien qu’il grondât et menaçât encore.

— Vrai, vous avez le cœur trop dur, lui dit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamais résister comme cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deux personnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché le samedi avec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête. Vous le mettrez à cheval devant vous, et d’ailleurs j’aime mieux m’en aller toute seule à pied que de faire de la peine à ce petit.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Germain, qui mourait d’envie de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait deux de plus, s’il y avait place sur son échine. Mais que ferons-nous de cet enfant en route ? il aura froid, il aura faim… et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le coucher, le laver et le rhabiller ? Je n’ose pas donner cet ennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, sans doute, que je suis bien sans façons avec elle pour commencer.

— D’après l’amitié ou l’ennui qu’elle montrera, vous la connaîtrez tout de suite, Germain, croyez-moi, et d’ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi je m’en charge. J’irai chez elle l’habiller et je l’emmènerai aux champs demain. Je l’amuserai toute la journée et j’aurai soin qu’il ne manque de rien.

— Et il t’ennuiera, ma pauvre fille ! Il te gênera ! toute une journée, c’est long !

— Ça me fera plaisir, au contraire, ça me tiendra compagnie, et ça me rendra moins triste le premier jour que j’aurai à passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis encore chez nous.

L’enfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, s’était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu’il eût fallu lui faire du mal pour l’en arracher. Quand il reconnut que son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux petites mains brunies par le soleil, et l’embrassa en sautant de joie et en la tirant vers la jument, avec cette impatience ardente que les enfants portent dans leurs désirs.

— Allons, allons, dit la jeune fille, en le soulevant dans ses bras, tâchons d’apaiser ce pauvre cœur qui saute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse ton petit père et demande-lui pardon d’avoir fait le méchant. Dis que ça ne t’arrivera plus, jamais ! jamais, entends-tu ?

— Oui, oui, à condition que je ferai toujours sa volonté, n’est-ce pas ? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec son mouchoir : ah ! Marie, vous me le gâtez, ce drôle-là !… Et vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu n’es pas entrée bergère chez nous à la Saint-Jean dernière. Tu aurais pris soin de mes enfants, et j’aurais mieux aimé te payer un bon prix pour les servir, que d’aller chercher une femme qui croira peut-être me faire beaucoup de grâce en ne les détestant pas.

— Il ne faut pas voir comme ça les choses par le mauvais côté, répondit la petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant que Germain plaçait son fils sur le devant du large bât garni de peau de chèvre : si votre femme n’aime pas les enfants, vous me prendrez à votre service l’an prochain, et soyez tranquille, je les amuserai si bien, qu’ils ne s’apercevront de rien.


VII.

DANS LA LANDE.

— Ah ça, dit Germain, lorsqu’ils eurent fait quelques pas, que va-t-on penser à la maison en ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont être inquiets et le chercheront partout.

— Vous allez dire au cantonnier qui travaille là-haut sur la route, que vous l’emmenez, et vous lui recommanderez d’avertir votre monde.

— C’est vrai, Marie, tu t’avises de tout, toi ! moi, je ne pensais plus que Jeannie devait être par là.

— Et justement, il demeure tout près de la métairie ; il ne manquera pas de faire la commission.

Quand on eut avisé à cette précaution, Germain remit la jument au trot, et Petit-Pierre était si joyeux, qu’il ne s’aperçut pas tout de suite qu’il n’avait pas dîné ; mais le mouvement du cheval lui creusant l’estomac, il se prit,