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VALENTINE.


XI.

Elle ne put ouvrir la lettre de Louise que le soir. C’était une longue paraphrase du peu de mots qu’elles avaient pu échanger à leur gré dans l’entrevue de la ferme. Cette lettre toute palpitante de joie et d’espoir était l’expression d’une véritable amitié de femme romanesque, expansive, sœur de l’amour, amitié pleine d’adorables puérilités et de platoniques ardeurs.

Elle terminait par ces mots :

« Le hasard m’a fait découvrir que ta mère allait demain rendre une visite dans le voisinage. Elle n’ira que vers la nuit à cause de la chaleur. Tâche de te dispenser de l’accompagner, et, dès que la nuit sera sombre, viens me trouver au bout de la grande prairie, à l’endroit du petit bois de Vavray. La lune ne se lève qu’à minuit, et cet endroit est toujours désert. »

Le lendemain, la comtesse partit vers six heures du soir, engageant Valentine à se mettre au lit, et recommandant à la marquise de veiller à ce qu’elle prît un bain de pieds bien chaud. Mais la vieille femme, tout en disant qu’elle avait élevé sept enfants et qu’elle savait soigner une migraine, oublia bien vite tout ce qui n’était pas elle. Fidèle à ses habitudes de mollesse antique, elle se mit au bain à la place de sa petite-fille, et fit appeler sa demoiselle de compagnie pour lui lire un roman de Crébillon fils. Valentine s’échappa dès que l’ombre commença à descendre sur la colline. Elle prit une robe brune afin d’être moins aperçue dans la campagne assombrie, et, coiffée seulement de ses beaux cheveux blonds qu’agitaient les tièdes brises du soir, elle franchit la prairie d’un pied rapide.

Cette prairie avait bien une demi-lieue de long ; elle était coupée de larges ruisseaux auxquels des arbres renversés servaient de ponts. Dans l’obscurité, Valentine faillit plusieurs fois se laisser tomber. Tantôt elle accrochait sa robe à d’invisibles épines, tantôt son pied s’enfonçait dans la vase trompeuse du ruisseau. Sa marche légère éveillait des milliers de phalènes bourdonnantes ; le grillon babillard se taisait à son approche, et quelquefois une chouette endormie dans le tronc d’un vieux saule s’en échappait, et la faisait tressaillir en rasant son front de son aile souple et cotonneuse.

C’était la première fois de sa vie que Valentine se hasardait seule, la nuit, volontairement, hors du toit paternel. Quoiqu’une grande exaltation morale lui prétât des forces, la peur s’empara d’elle parfois, et lui donnait des ailes pour raser l’herbe et franchir les ruisseaux.

Au lieu indiqué elle trouva sa sœur, qui l’attendait avec impatience. Après mille tendres caresses, elles s’assirent sur la marge d’un fossé et se mirent à causer.

— Conte-moi donc ta vie depuis que je t’ai perdue, dit Valentine à Louise.

Louise raconta ses voyages, ses chagrins, son isolement, sa misère. À peine âgée de seize ans, lorsqu’elle se trouva exilée en Allemagne auprès d’une vieille parente de sa famille, elle n’avait touché qu’une faible pension alimentaire qui ne suffisait point à la rendre indépendante. Tyrannisée par cette duègne, elle s’était enfuie en Italie, où, à force de travail et d’économie, elle avait réussi à subsister. Enfin, sa majorité étant arrivée, elle avait joui de son patrimoine, héritage fort modique, car toute la fortune de cette famille venait de la comtesse ; la terre même de Raimbault, ayant été rachetée par elle, lui appartenait en propre, et la vieille mère du général ne devait une existence agréable qu’aux bons procédés de sa belle-fille. C’est pour cette raison qu’elle la ménageait et avait abandonné entièrement Louise, afin de ne pas tomber dans l’indigence.

Quelque mince que fût la somme que toucha cette malheureuse fille, elle fut accueillie comme une richesse, et suffit de reste à des besoins qu’elle avait su restreindre. Une circonstance, qu’elle n’expliquait pas à sa sœur, l’ayant engagée à revenir à Paris, elle y était depuis six mois lorsqu’elle apprit le prochain mariage de Valentine. Dévorée du désir de revoir sa patrie et sa sœur, elle avait écrit à sa nourrice madame Lhéry ; et celle-ci, bonne et aimante femme, qui n’avait jamais cessé de correspondre de loin en loin avec elle, se hâta de l’inviter à venir secrètement passer quelques semaines à la ferme. Louise accepta avec empressement, dans la crainte que le mariage de Valentine ne mît bientôt une plus invincible barrière entre elles deux.

— À Dieu ne plaise ! répondit Valentine ; ce sera au contraire le signal de notre rapprochement. Mais, dis-moi, Louise, dans tout ce que tu viens de me raconter, tu as omis une circonstance bien intéressante pour moi… Tu ne m’as pas dit si…

Et Valentine, embarrassée de prononcer un seul mot qui eût rapport à cette terrible faute de sa sœur, qu’elle eût voulu effacer au prix de tout son sang, sentit sa langue se paralyser et son front se couvrir d’une sueur brûlante.

Louise comprit, et malgré les déchirants remords de sa vie, aucun reproche n’enfonça dans son cœur une pointe si acérée que cet embarras et ce silence. Elle laissa tomber sa tête sur ses mains, et, facile à aigrir après une vie de malheur, elle trouva que Valentine lui faisait plus de mal à elle seule que tous les autres ensemble. Mais, revenant bientôt à la raison, elle se dit que Valentine souffrait par excès de délicatesse ; elle comprit qu’il en avait déjà bien coûté à cette jeune fille si pudique pour appeler une confidence plus intime et pour oser seulement la désirer.

— Eh bien ! Valentine, dit-elle en passant un de ses bras au cou de sa jeune sœur.

Valentine se précipita dans son sein, et toutes deux fondirent eu larmes.

Puis Valentine, essuyant ses yeux, réussit par un sublime effort à dépouiller la rigidité de la jeune vierge pour s’élever au rôle de l’amie généreuse et forte.

— Dis-moi, s’écria-t-elle ; il est dans tout cela un être qui a dû étendre son influence sacrée sur toute ta vie, un être que je ne connais pas, dont j’ignore le nom, mais qu’il m’a semblé parfois aimer de toute la force du sang et de toute la volonté de ma tendresse pour toi…

— Tu veux donc que je t’en parle, ô ma courageuse sœur ! J’ai cru que je n’oserais jamais te rappeler son existence. Eh bien ! la grandeur d’âme surpasse tout ce que j’en espérais. Mon fils existe, il ne m’a jamais quittée ; c’est moi qui l’ai élevé. Je n’ai point essayé de dissimuler ma faute en l’éloignant de moi ou en lui refusant mon nom. Partout il m’a suivie, partout sa présence a révélé mon malheur et mon repentir. Et, le croiras-tu, Valentine ? j’ai fini par mettre ma gloire à me proclamer sa mère, et dans toutes les âmes justes j’ai trouvé mon absolution en faveur de mon courage.

— Et quand même je ne serais pas ta sœur et ta fille aussi, répondit Valentine, je voudrais être au nombre de ces justes. Mais où est-il ?

— Mon Valentin est à Paris, dans un collège. C’est pour l’y conduire que j’ai quitté l’Italie, et c’est pour te voir que je me suis séparée de lui depuis un mois. Il est beau, mon fils, Valentine ; il est aimant ; il te connaît ; il désire ardemment embrasser celle dont il porte le nom, et il te ressemble. Il est blond et calme comme toi ; à quatorze ans, il est presque de ta taille… Dis, voudras-tu, quand tu seras mariée, que je te le présente ?

Valentine répondit par mille caresses.

Deux heures s’étaient écoulées rapidement, non-seulement à se rappeler le passé, mais encore à faire des projets pour l’avenir. Valentine y portait toute la confiance de son âge ; Louise y croyait moins, mais elle ne le disait pas. Une ombre noire se dessina tout d’un coup dans l’air bleu au-dessus du fossé. Valentine tressaillit et laissa échapper un cri d’effroi. Louise, posant sa main sur la sienne, lui dit :

— Rassure-toi, c’est un ami, c’est Bénédict.

Valentine fut d’abord contrariée de sa présence au rendez-vous. Il semblait que désormais tous les actes de sa vie amenassent un rapprochement forcé entre elle et ce jeune homme. Cependant elle fut forcée de comprendre que son voisinage n’était pas inutile à deux femmes dans