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LA MARE AU DIABLE

Ormeaux l’a fait demander ce matin ; nous avons dit oui, et il faut qu’elle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin, et je n’aimerais pas à l’envoyer si loin toute seule. Puisque votre gendre va à Fourche demain, il peut bien l’emmener. Il paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, à ce qu’on m’a dit ; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.

— C’est tout à côté, et mon gendre la conduira. Cela se doit ; il pourra même la prendre en croupe sur la jument, ce qui ménagera ses souliers. Le voilà qui rentre pour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillette s’en va bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, n’est-ce pas ?

— C’est bien, répondit Germain, qui était soucieux, mais toujours disposé à rendre service à son prochain.

Dans notre monde à nous, pareille chose ne viendrait pas à la pensée d’une mère, de confier une fille de seize ans à un homme de vingt-huit ! car Germain n’avait réellement que vingt-huit ans, et quoique, selon les idées de son pays, il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le plus bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé et flétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de labourage sur la tête. Il était de force à labourer encore dix ans sans paraître vieux, et il eut fallu que le préjugé de l’âge fût bien fort sur l’esprit d’une jeune fille pour l’empêcher de voir que Germain avait le teint frais, l’œil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souple comme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré.

Mais la chasteté des mœurs est une tradition sacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des grandes villes, et, entre toutes les familles de Bélair la famille de Maurice était réputée honnête et servant la vérité. Germain s’en allait chercher femme ; Marie était une enfant trop jeune et trop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue, et, à moins d’être un sans cœur et un mauvais homme, il était impossible qu’il eût une coupable pensée auprès d’elle. Le père Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie fille ; la Guillette eût cru lui faire injure si elle lui eût recommandé de la respecter comme sa sœur ; Marie monta sur la jument en pleurant, après avoir vingt fois embrassé sa mère et ses jeunes amies. Germain, qui était triste pour son compte, compatissait d’autant plus à son chagrin, et s’en alla d’un air sérieux, tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la main à la pauvre Marie sans songer à mal.


VI.

PETIT PIERRE.

La Grise était jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fière et ardente jument qu’elle était. En passant devant le pré-long, elle aperçut sa mère, qui s’appelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et elle hennit en signe d’adieu. La vieille Grise approcha de la haie en faisant résonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pré pour suivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, elle hennit à son tour, et resta pensive, inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger.

— Cette pauvre bête connaît toujours sa progéniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. Ça me fait penser que je n’ai pas embrassé mon petit Pierre avant de partir. Le mauvais enfant n’était pas là ! Il voulait, hier au soir, me faire promettre de l’emmener, et il a pleuré pendant une heure dans son lit. Ce matin, encore, il a tout essayé pour me persuader. Oh ! qu’il est adroit et câlin ! mais quand il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur s’est fâché : il est parti dans les champs, et je ne l’ai pas revu de la journée.

— Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’il était hors de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait des prunelles et des mûres de buisson, je lui ai donné le pain de mon goûter, et il m’a dit : Merci, ma Marie mignonne : quand tu viendras chez nous, je te donnerai de la galette. C’est un enfant trop gentil que vous avez là, Germain !

— Oui, qu’il est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui ! Si sa grand’mère n’avait pas eu plus de raison que moi, je n’aurais pas pu me tenir de l’emmener, quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre petit cœur en était tout gonflé.

— Eh bien ! pourquoi ne l’auriez-vous pas emmené, Germain ? Il ne vous aurait guère embarrassé ; il est si raisonnable quand on fait sa volonté !

— Il paraît qu’il aurait été de trop là où je vais. Du moins c’était l’avis du père Maurice… Moi, pourtant, j’aurais pensé qu’au contraire il fallait voir comment on le recevrait, et qu’un si gentil enfant ne pouvait qu’être pris en bonne amitié… Mais ils disent à la maison qu’il ne faut pas commencer par faire voir les charges du ménage… Je ne sais pas pourquoi je te parle de ça, petite Marie : tu n’y comprends rien.

— Si fait, Germain ; je sais que vous allez pour vous marier ; ma mère me l’a dit, en me recommandant de n’en parler à personne, ni chez nous, ni là où je vais, et vous pouvez être tranquille : je n’en dirai mot.

— Tu feras bien, car ce n’est pas fait ; peut-être que je ne conviendrai pas à la femme en question.

— Il faut espérer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui conviendriez-vous pas ?

— Qui sait ? J’ai trois enfants, et c’est lourd pour une femme qui n’est pas leur mère !

— C’est vrai, mais vos enfants ne sont pas comme d’autres enfants.

— Crois-tu ?

— Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien élevés qu’on n’en peut pas voir de plus aimables.

— Il y a Sylvain qui n’est pas trop commode.

— Il est tout petit ! il ne peut pas être autrement que terrible, mais il a tant d’esprit !

— C’est vrai qu’il a de l’esprit : et un courage ! Il ne craint ni vaches ni taureaux, et si on le laissait faire, il grimperait déjà sur les chevaux avec son aîné.

— Moi, à votre place, j’aurais amené l’aîné. Bien sûr ça vous aurait fait aimer tout de suite, d’avoir un enfant si beau !

— Oui, si la femme aime les enfants ; mais si elle ne les aime pas !

— Est-ce qu’il y a des femmes qui n’aiment pas les enfants ?

— Pas beaucoup, je pense ; mais enfin il y en a, et c’est là ce qui me tourmente.

— Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme ?

— Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connaître, après que je l’aurai vue. Je ne suis pas méfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, j’y crois : mais j’ai été plus d’une fois à même de m’en repentir, car les paroles ne sont pas des actions.

— On dit que c’est une fort brave femme.

— Qui dit cela ? le père Maurice !

— Oui, votre beau-père.

— C’est fort bien ; mais il ne la connaît pas non plus.

— Eh bien, vous la verrez tantôt, vous ferez grande attention, et il faut espérer que vous ne vous tromperez pas, Germain.

— Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un peu dans la maison, avant de t’en aller tout droit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu as toujours montré de l’esprit, et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose qui te donne à penser, tu m’en avertiras tout doucement.

— Oh ! non, Germain, je ne ferai pas cela ! je craindrais trop de me tromper ; et, d’ailleurs, si une parole dite à la légère venait à vous dégoûter de ce mariage, vos parents m’en voudraient, et j’ai bien assez de chagrins