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VALENTINE.

Ses fautes, si elle en fait, ne regarderont que son mari ; notre tâche sera remplie…

— Oui, Madame, je sais que vous raisonnez ainsi ; je ne perdrai pas mon temps à discuter vos principes ; mais, je vous le répète, effacez autour de vous jusqu’à la dernière trace de l’existence qui nous a souillés tous.

— Grand Dieu ! Madame, avez-vous fini ? Celle dont vous parlez est ma petite-fille, la fille de mon propre fils, sœur unique et légitime de Valentine. Ce sont des titres qui me feront toujours pleurer sa faute au lieu de la maudire. Ne l’a-t-elle pas expiée cruellement ? Votre haine implacable la poursuivra-t-elle sur la terre d’exil et de misère ? Pourquoi cette insistance à tirailler une plaie qui saignera jusqu’à mon dernier soupir ?

— Madame, écoutez-moi bien : votre estimable petite-fille n’est pas si loin que vous feignez de le croire. Vous voyez que je ne suis pas votre dupe.

— Grand Dieu ! s’écria la vieille femme en se redressant, que voulez-vous dire ? Expliquez-vous ; ma fille ! ma fille ! où est-elle ? dites-le-moi, je vous le demande à mains jointes.

Madame de Raimbault, qui venait de plaider le faux pour savoir le vrai, fut satisfaite du ton de sincérité pathétique avec lequel la marquise détruisit ses doutes.

— Vous le saurez, Madame, répondit-elle ; mais pas moi. Je jure que je découvrirai bientôt la retraite qu’elle s’est choisie dans le voisinage, et que je l’en ferai sortir. Essuyez vos larmes, voici nos gens.

Valentine monta dans la calèche et en redescendit après avoir passé sur ses vêtements une grande jupe de mérinos bleu qui remplaçait l’amazone trop lourde pour la saison. M. de Lansac lui présenta la main pour monter un beau cheval anglais, et les dames s’installèrent dans la calèche ; mais au moment où l’on voulut sortir le cheval de M. de Lansac de l’écurie villageoise, il tomba à terre et ne put se relever. Soit que ce fût l’effet de la chaleur ou de la quantité d’eau qu’on lui avait laissé boire, il était en proie à de violentes tranchées et absolument hors d’état de marcher. Il fallut laisser le jockey à l’auberge pour le soigner, et M. de Lansac fut forcé de monter en voiture.

— Eh bien ! s’écria la comtesse, est-ce que Valentine va faire la route seule à cheval ?

— Pourquoi pas ? dit le comte de Lansac, qui voulut épargner à Valentine le malaise de passer deux heures en présence de sa mère irritée. Mademoiselle ne sera pas seule en trottant à côté de la voiture, et nous pourrons fort bien causer avec elle. Son cheval est si sage que je ne vois pas le moindre inconvénient à lui en laisser tout le gouvernement.

— Mais cela ne se fait guère, dit la comtesse, sur l’esprit de laquelle M. de Lansac avait un grand ascendant.

— Tout se fait dans ce pays-ci, où il n’y a personne pour juger ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas. Nous allons, au détour du chemin, entrer dans la Vallée-Noire, où nous ne rencontrerons pas un chat. D’ailleurs il fera assez sombre dans dix minutes pour que nous n’ayons pas à craindre les regards.

Cette grave contestation terminée à l’avantage de M. de Lansac, la calèche s’enfonça dans une traîne de la vallée ; Valentine la suivit au petit galop, et la nuit s’épaissit.

À mesure que l’on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite. Bientôt il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière ; mais, comme les inégalités du terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement ses chevaux, celui de Valentine s’effarouchait chaque fois de la voiture qui s’arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d’un endroit où le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup plus agréablement, n’étant gênée par aucune appréhension, et laissant à son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.

Le temps était délicieux ; la lune, n’étant pas levée, laissait encore le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages ; de temps en temps un ver-luisant chatoyait dans l’herbe, un lézard rampait dans le buisson, un sphynx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s’était levée toute chargée de l’odeur de vanille qui s’exhale des champs de fèves en fleurs. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand’mère étourdie et jeune, n’avait été définitivement élevée par personne, elle s’était faite elle-même ce qu’elle était, et, faute de trouver des sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de l’étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement sain, l’avaient également préservée des erreurs de la société et de celles de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur, elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s’estime et qui n’a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion ; elle ne partageait pas l’empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir ; elle l’acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait d’échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le malheur des autres, à l’amour du luxe auquel sa grand’mère sacrifiait toute dignité, à l’ambition dont les espérances déçues torturaient sa mère, à l’amour qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée amena une larme au bord de sa paupière. C’était là le seul événement de la vie de Valentine ; mais il l’avait remplie ; il avait influé sur son caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse : de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s’agissait de sa sœur. Elle n’avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement courageux dont elle se sentait animée ; jamais le nom de sa sœur n’avait été prononcé par sa mère devant elle ; jamais on ne lui avait fourni une seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d’autant plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu’elle nourrissait pour une personne dont l’image se présentait à elle à travers les vagues souvenirs de l’enfance, était réellement la seule affection romanesque qui eut trouvé place dans son âme.

L’espèce d’agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son existence s’était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague s’était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant quelques mois. Cette fois elle n’y avait passé qu’une nuit et ne s’était pas nommée ; mais les gens de l’auberge assuraient l’avoir reconnue. Ce bruit était arrivé jusqu’au château de Raimbault, situé à l’autre extrémité de la Vallée-Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour, était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce moment, Valentine, occupée à travailler dans une pièce voisine, entendit sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors, incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta l’oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s’était passé la veille du 1er mai ; et maintenant Valentine, émue et troublée, se demandait si cette nouvelle était vraisemblable et s’il n’était pas bien possible que l’on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée du pays depuis quinze ans.

En se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Raimbault, légèrement emportée par son cheval qu’elle ne songeait point à ralentir, avait pris une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en vint, elle s’arrêta, et ne pouvant rien distinguer dans l’obscurité, elle se pencha pour écouter ; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par l’herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause, empêchât un son lointain de parvenir jusqu’à elle, son oreille ne put rien saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle