Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

lui vit porter la main à sa barrette, ne lui permirent pas de trouver en lui-même la force d’un repentir opportun. Il s’arrêta, incertain, attendant toujours que Francesco se retournât et l’encourageât d’un regard plus indulgent ; puis, quand il vit qu’il était décidément condamné et abandonné : « Va donc ! » dit-il en serrant le poing avec rage et désespoir. Puis il s’enfuit à grands pas et alla s’enfermer chez sa maîtresse, qui ne put obtenir de lui une seule parole ni un seul regard durant toute cette nuit-là.

Francesco commença par se rendre chez le procurateur caissier, qui était le chef de la commission ; il fut fort surpris d’y trouver Vincent Bianchini assis dans une attitude familière et pérorant à haute voix. Mais celui ci se tut aussitôt qu’il le vit paraître, et passa dans une autre pièce qui faisait partie des appartements intérieurs de la procuratie. Le procurateur-caissier Melchiore avait le sourcil froncé, et affectait un air austère auquel sa physionomie courte et large, son ventre rebondi et son parler nasillard donnaient un caractère plus bizarre qu’imposant. Francesco n’était pas homme, d’ailleurs, à se laisser imposer par cette ineptie doctorale ; il le salua et lui dit qu’il était heureux de pouvoir lui annoncer l’achèvement complet de la coupole, en conséquence de quoi… Mais le procurateur-caissier ne lui laissa pas le temps de terminer son discours.

« Eh bien ! nous y voilà, dit-il en le regardant dans le blanc des yeux avec l’intention visible de l’intimider ; c’est à merveille, messer Zuccato ; c’est bien cela… Auriez-vous la bonté de m’expliquer comment cela s’est trouvé si vite terminé ?

— Si vite, Monseigneur ? Cela a été bien lentement à mon gré ; car nous voici à la veille du jour marqué, et ce matin encore je craignais beaucoup de n’avoir pas fini à temps.

— Et vous le craigniez avec raison ; car hier il vous restait à faire un grand quart de votre feston, la besogne d’environ un mois de travail ordinaire.

— Cela est vrai, répondit Francesco ; je vois que Votre Seigneurie est au courant des moindres détails…

— Un homme comme moi, Messer, dit le procurateur avec emphase, connaît les devoirs de sa charge et ne s’en laisse point imposer par un homme comme vous.

— Un homme comme Votre Seigneurie, répondit Francesco surpris de cette boutade, doit savoir qu’un homme comme moi est incapable d’en imposer à personne.

— Baissez le ton, Monsieur, baissez le ton ! s’écria le procurateur, ou, par la corne ducale ! je vous ferai taire pour longtemps. »

Le procurateur Melchiore avait l’honneur de compter parmi ses grands-oncles un doge de Venise ; aussi avait il pris l’habitude de se croire tant soit peu doge lui même, et de jurer toujours par la coiffure, en forme de bonnet phrygien ou de corne d’abondance, qui était l’insigne auguste de la dignité ducale.

« Je crois voir que Votre Seigneurie est mal disposée à m’entendre, répondit Francesco avec une douceur un peu méprisante ; je me retirerai dans la crainte de lui déplaire davantage, et j’attendrai un moment plus favorable pour…

— Pour demander le salaire de votre paresse et de votre mauvaise foi ? s’écria le procurateur. Le salaire des gens qui volent la république est sous les plombs, Messer, et prenez garde qu’on ne vous récompense selon vos mérites.

— J’ignore la cause d’une semblable menace, répondit Francesco, et je pense que Votre Seigneurie a trop de sagesse et d’expérience pour vouloir abuser de l’impossibilité où je suis de repousser une injure de sa part. Le respect que je dois à son âge et à sa dignité me ferme la bouche ; mais je ne serai pas aussi patient avec les lâches qui m’ont noirci dans son esprit.

— Par la corne ! ce n’est pas ici le lieu de faire le spadassin, Messer. Songez à vous justifier avant d’accuser les autres.

— Je me justifierai devant Votre Seigneurie, et de manière à la satisfaire, quand elle daignera me dire de quoi je suis accusé.

— Vous êtes accusé, Messer, de vous être indignement joué des procurateurs en vous donnant pour un mosaïste. Vous êtes un peintre, Messer, et rien autre chose. Eh ! vous avez là un beau talent, par la corne de mon grand-oncle ! Je vous en fais mon compliment. Mais vous n’avez pas été payé pour faire des fresques, et on verra ce que valent les vôtres.

— Je jure sur mon honneur que je n’ai pas le bonheur de comprendre les paroles de Votre Seigneurie.

— Mordieu ! on vous les fera comprendre, et jusque-là n’espérez pas recevoir d’argent. Ah ! ah ! monsieur le peintre, vous aviez bien raison de dire : « Monsignor Melchiore n’entend rien au travail que nous faisons. C’est un bon homme qui ferait mieux de boire que de diriger les beaux arts de la république. » C’est bien, c’est bien, Messer ; on sait les plaisanteries de votre frère et les vôtres sur notre compte et sur le corps respectable des magistrats. Mais rira bien qui rira le dernier ! Nous verrons quelle figure vous ferez quand nous examinerons en personne cette belle besogne ; et vous verrez que nous nous y connaissons assez pour distinguer l’émail du pinceau, le carton de la pierre. »

Francesco ne put réprimer un sourire de mépris.

« Si je comprends bien l’accusation portée contre moi, dit-il, je suis coupable d’avoir remplacé quelque part la mosaïque de pierre par le carton peint. Il est vrai, j’ai fait quelque chose de semblable pour l’inscription latine que Votre Seigneurie m’avait ordonné de placer au-dessus de la porte extérieure. J’ai pensé que Votre Seigneurie, ne s’étant pas donné la peine de rédiger elle-même cette inscription trop flatteuse pour nous, l’avait confiée à une personne qui s’en était acquittée à la hâte. Je me suis donc permis de corriger le mot Saxibus. Mais, fidèle à l’obéissance que je dois aux respectables procurateurs, j’ai tracé en pierres ce mot tel qu’il m’a été donné par écrit de leurs mains, et n’ai permis à mon frère de placer la correction que sur un morceau de carton collé sur la pierre. Si Votre Seigneurie pense que j’ai fait une faute, il ne s’agit que d’enlever le carton, et le texte paraîtra dessous, exécuté servilement, comme il ne tiendra qu’à elle de s’en assurer par ses yeux.

— À merveille, Messer ! s’écria le procurateur outré de colère. Vous vous dévoilez vous-même, et voilà une nouvelle preuve dont je prendrai note. Holà ! mon secrétaire, prenez acte de cet aveu… Par la corne ducale ! Messer, nous ferons baisser votre crête insolente. Ah ! vous prétendez corriger les procurateurs ! Ils savent le latin mieux que vous. Voyez un peu, quel savant ! Qui se serait douté d’une telle variété de connaissances ? Je vais réclamer pour vous une chaire de professeur de langue latine à l’Université de Padoue, car, à coup sûr, vous êtes un trop grand génie pour faire de la mosaïque.

— Si Votre Seigneurie tient à son barbarisme, répliqua Francesco impatienté, je vais de ce pas enlever mon morceau de carton. Toute la république saura demain que les procurateurs ne se piquent pas de bonne latinité ; mais que m’importe à moi ? »

En parlant ainsi, il se dirigea vers la porte, tandis que le procurateur lui criait d’une voix impérieuse de sortir de sa présence, ce qu’il ne se fit pas répéter ; car il sentait qu’il n’était plus maître de lui-même.

À peine était-il sorti du cabinet, que Vincent Bianchini, qui avait tout écouté de la chambre voisine, rentra précipitamment.

« Eh ! Monseigneur, que faites-vous ? s’écria-t-il. Vous lui faites savoir que sa fraude est découverte, et vous le laissez partir ?

— Que voulais-tu que je fisse ? répondit le procurateur. Je lui ai refusé son salaire et je l’ai humilié. Il est assez puni pour aujourd’hui. Après-demain, on instruira son procès.

— Et pendant ces deux nuits, répliqua Bianchini avec empressement, il s’introduira dans la basilique, et remplacera toutes les parties de sa mosaïque de carton par des morceaux d’émail ; si bien que j’aurai l’air d’avoir fait