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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

avait, grâce à la vigueur de son travail et de celui de ses frères, trouvé protection auprès du procurateur-caissier, qui l’avait placé sous les ordres des Zuccati. Mais toute relation étant impossible entre ces deux familles, Francesco avait demandé la liberté de choisir d’autres élèves, et il l’avait obtenue. Pour mettre fin aux querelles qui s’élevèrent à cet égard, et pour contenter le procurateur qui s’intéressait aux Bianchini, la commission s’était décidée à croire sur parole ces derniers capables de travailler sans direction pour leur propre compte. On leur avait confié un emplacement moins favorable et une tâche plus longue qu’aux Zuccati ; ils avaient eux-mêmes réglé ces conditions et demandé cette épreuve de leurs talents. Depuis ce jour, ils n’avaient pas cessé de se faire valoir auprès de la commission, qui n’était, du reste, rien moins qu’éclairée sur la matière, et de déprécier l’école de Francesco, dont la modestie et la candeur ne savaient pas lutter contre eux. La commission tenait à honneur de faire faire à moins de frais que par le passé des travaux plus considérables et mieux exécutés. Elle voulait, par l’inauguration de l’église restaurée, mériter les éloges et les récompenses du sénat.

Francesco voyait arriver ce jour fatal, et c’était en vain qu’il épuisait ses forces ; l’espérance commençait à l’abandonner. Il voyait aussi Valerio, inaccessible aux soucis de l’inquiétude, persister à célébrer le même jour l’institution d’une compagnie d’hommes de plaisir. Le départ du Bozza dans un moment si critique acheva de le consterner. Quand même, se dit-il, Valerio se donnerait tout entier à son labeur, cela ne servirait pas à grand-chose. Qu’il s’amuse donc, puisqu’il a le bonheur d’être insensible à la honte d’une défaite

Mais Valerio ne l’entendait pas ainsi. Il connaissait trop la susceptibilité chevaleresque de son frère pour ne pas savoir qu’il serait inconsolable d’une telle mortification. Il assembla donc ses élèves favoris, Marini, Ceccato et deux autres ; il leur peignit la situation d’esprit de Francesco, et celle de toute l’école, en face de l’opinion publique. Il les supplia de faire comme lui, de ne pas désespérer, de ne renoncer ni au travail ni au plaisir, et de rester debout jusqu’à ce que tout fût mené à bien, fallût-il périr le lendemain de la Saint-Marc. Tous firent serment avec enthousiasme de le seconder sans relâche, et ils tinrent parole. Pour ne pas inquiéter Francesco, qui s’affligeait toujours du peu de soin que Valerio prenait de sa santé, on masqua par des planches la partie à laquelle il renonçait à mettre la dernière main, et on y travailla toutes les nuits. Un léger matelas fut jeté sur l’échafaud, et lorsqu’un des travailleurs cédait à la fatigue, il s’étendait dessus et goûtait quelques instants de sommeil, interrompu par les chants joyeux des autres et le craquement des planches sous leurs pieds. Ils prenaient tous leur peine en gaieté, et prétendaient n’avoir jamais mieux dormi qu’au bercement de l’échafaudage et au bruit du battoir. L’inaltérable gaieté de Valerio, ses belles histoires, ses folles chansons, et la grande cruche de vin de Chypre qui circulait à la ronde, entretenaient une merveilleuse ardeur. Cette ardeur fut couronnée de succès. La veille de la Saint-Marc, comme la journée finissait, et que Francesco, pour ne pas avoir l’air d’adresser un reproche muet à son frère, affectait une résignation qui était loin de son âme, Valerio donna le signal. Les élèves enlevèrent les planches, et le maître vit le feston et les beaux angelots qui le soutiennent terminés comme par enchantement.

« Ô mon cher Valerio ! s’écria Francesco, transporté de joie et de reconnaissance, n’ai-je pas été bien inspiré de donner des ailes à ton portrait ? N’es-tu pas mon ange gardien, mon archange libérateur ?

— Je tenais beaucoup, lui dit Valerio en lui rendant ses caresses, à te prouver que je pouvais mener de front les affaires et le plaisir. Maintenant, si tu es content de moi, je suis payé de ma peine ; mais il faut embrasser aussi ces braves compagnons qui m’ont si bien secondé, et qui, par là, se sont tous rendus dignes de la maîtrise ; c’est à toi de choisir, je ne dis pas le plus habile, ils le sont tous également, mais le plus ancien en titre.

— Mes bons et chers enfants, leur dit Francesco après les avoir tous cordialement embrassés, vous aviez tous fait naguère le généreux sacrifice de vos droits et de vos désirs en faveur d’un jeune homme malade d’ambition, dont le talent et la souffrance vous semblaient devoir mériter de l’intérêt et de la compassion. Vous vous étiez promis de lui prouver qu’il vous accusait à tort d’être ses rivaux et ses ennemis. Plus attachés à mes leçons qu’à la vaine gloire dont il était avide, vous étiez sur le point de lui donner un grand exemple de vertu et de désintéressement, en le portant à la maîtrise volontairement et contre son attente. L’ingrat n’a pas su attendre cet heureux jour, où il eût été forcé de vous chérir et de vous admirer. Il s’est éloigné lâchement de maîtres qu’il n’a pas su comprendre, et de compagnons qu’il n’a pas su apprécier. Oubliez-le ; celui qui vous perd est assez puni : où retrouvera-t-il des amitiés plus sincères, des services plus désintéressés ? Maintenant une place de maître est à votre disposition, car elle est à la mienne, et je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre. Dieu me garde de faire un choix parmi des élèves que j’estime et que j’aime tous si tendrement ! Faites donc vous-mêmes son élection. Celui de vous qui réunira le plus de voix aura la mienne.

— Le choix ne sera pas long, dit Marini. Nous avions prévu, cher maître, que tu ferais cette année-ci comme les années précédentes, et nous avons procédé à l’élection. C’est sur moi qu’est tombée la majeure partie des suffrages de l’école, Ceccato m’a donné sa voix, et je suis élu. Mais tout cela est l’effet d’une injustice ou d’une erreur. Ceccato travaille mieux que moi, Ceccato a une femme et deux petits enfants. Il a besoin de la maîtrise, et il y a droit. Moi, je ne suis pas pressé, je n’ai pas de famille. Je suis heureux sous tes ordres ; j’ai encore beaucoup à apprendre. J’abandonne à Ceccato tous mes suffrages, et je lui donne ma voix, à laquelle je te prie, maître, de joindre la tienne.

— Embrasse-moi, mon frère ! s’écria Francesco en serrant Marini dans ses bras. Cette belle action guérit la plaie que l’ingratitude de Bartolomeo m’a faite au cœur. Oui, il y a encore parmi les artistes de grandes âmes et de nobles dévouements. Ne rougis pas, Ceccato, d’accepter ce généreux sacrifice ; à la place de Marini, nous savons tous que tu eusses agi comme il vient de le faire. Sois fier comme si tu étais le héros de cette soirée. Celui qui inspire une telle amitié est l’égal de celui qui l’éprouve. »

Ceccato, tout en larmes, se jeta dans les bras de Marini, et Francesco se mit en devoir d’aller sur-le-champ trouver les procurateurs, afin de leur faire ratifier la promotion de maîtrise due annuellement à un des élèves, aux termes du traité qu’il avait passé avec ces magistrats.

« Nous allons t’attendre à table, lui dit Valerio ; car après tant de fatigues nous avons besoin de nous restaurer. Hâte-toi de venir nous rejoindre, frère, parce que je suis forcé d’aller passer la moitié de la nuit à San Filippo pour les joyeuses affaires de demain, et que je ne veux pas quitter le souper sans avoir choqué mon verre avec le tien. »

XI.

Au moment où Francesco montait le grand escalier du palais des Procuraties, il rencontra le Bozza qui descendait, pâle et absorbé dans ses pensées. En se trouvant en face de son ancien maître, Bartolomeo tressaillit et se troubla visiblement. Comme Francesco le regardait avec la sévérité qui lui convenait en cette rencontre, son visage se décomposa tout à fait, ses lèvres blêmes s’agitèrent comme s’il eût vainement essayé de parler. Il fit un pas pour se rapprocher du maître et un mouvement comme pour le saluer. Dévoré de remords, le Bozza eut donné sa vie en cet instant pour se jeter aux pieds de Francesco et lui tout confesser ; mais l’accueil glacé de celui-ci, le regard écrasant qu’il jeta sur lui et le soin qu’il prit d’éviter son salut en détournant la tête dès qu’il