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FRANÇOIS LE CHAMPI.

— Voilà une idée ! Tu es trop jeune pour en répondre. Mais la raison ?

— La raison ? dit François. Ça vous importe donc, mon maître ?

— Peut-être, puisque j’ai de l’intérêt pour toi.

— Je vas vous la dire ; je n’ai pas de raison pour m’en cacher. Je n’ai jamais connu ni père ni mère… Et, tenez, il y a une chose que je ne vous ai jamais dite ; je n’y étais pas forcé ; mais si vous m’aviez questionné, je ne vous aurais pas fait de mensonge. Je suis champi, je sors de l’hospice.

— Oui-da ! s’exclama Jean Vertaud, un peu saboulé par cette confession ; je ne l’aurais jamais pensé.

— Pourquoi ne l’auriez-vous jamais pensé ?… Vous ne répondez pas, mon maître ? Eh bien, moi, je vas répondre pour vous. C’est que, me voyant bon sujet, vous vous seriez étonné qu’un champi pût l’être. C’est donc une vérité que les champis ne donnent point de confiance au monde, et qu’il y a quelque chose contre eux ? Ça n’est pas juste, ça n’est pas humain ; mais enfin c’est comme ça, et c’est bien force de s’y conformer, puisque les meilleurs cœurs n’en sont pas exempts, et que vous-même…

— Non, non, dit le maître en se ravisant, — car il était un homme juste, et ne demandait pas mieux que de renier une mauvaise pensée ; — je ne veux pas être contraire à la justice, et si j’ai eu un moment d’oubliance là-dessus, tu peux m’en absoudre, c’est déjà passé. Donc, tu crois que tu ne pourrais pas te marier, parce que tu es né champi ?

— Ce n’est pas ça, mon maître, et je ne m’inquiète point de l’empêchement. Il y a toutes sortes d’idées dans les femmes, et aucunes ont si bon cœur que ça serait une raison de plus.

— Tiens ! c’est vrai, dit Jean Vertaud. Les femmes valent mieux que nous pourtant !… Et puis, fit-il en riant, un beau gars comme toi, tout verdissant de jeunesse, et qui n’est écloché ni de son esprit ni de son corps, peut bien donner du réveillon au plaisir de se montrer charitable. Mais voyons ta raison.

— Écoutez, dit François ; j’ai été tiré de l’hospice et nourri par une femme que je n’ai point connue. À sa mort, j’ai été recueilli par une autre qui m’a pris pour le mince profit du secours accordé par le gouvernement à ceux de mon espèce ; mais elle a été bonne pour moi, et quand j’ai eu le malheur de la perdre, je ne me serais pas consolé, sans le secours d’une autre femme qui a été encore la meilleure des trois, et pour qui j’ai gardé tant d’amitié que je ne veux pas vivre pour une autre que pour elle. Je l’ai quittée pourtant, et peut-être que je ne la reverrai jamais, car elle a du bien, et il se peut qu’elle n’ait jamais besoin de moi. Mais il se peut faire aussi que son mari qui, m’a-t-on dit, est malade depuis l’automne, et qui a fait beaucoup de dépenses qu’on ne sait pas, meure prochainement et lui laisse plus de dettes que d’avoir. Si la chose arrivait, je ne vous cache point, mon maître, que je m’en retournerais dans le pays où elle est, et que je n’aurais plus d’autre soin et d’autre volonté que de l’assister, elle et son fils, et d’empêcher par mon travail la misère de les grever. Voilà pourquoi je ne veux point prendre d’engagement qui me retienne ailleurs. Je suis chez vous à l’année, mais, dans le mariage, je serais lié ma vie durant. Ce serait par ailleurs trop de devoirs sur mon dos à la fois. Quand j’aurais femme et enfants, il n’est pas dit que je pourrais gagner le pain de deux ménages ; il n’est pas dit non plus, quand même je trouverais, par impossible, une femme qui aurait un peu de bien, que j’aurais le bon droit pour moi en retirant l’aise de ma maison pour le porter dans une autre. Par ainsi, je compte rester garçon. Je suis jeune, et le temps ne me dure pas encore ; mais s’il advenait que j’eusse en tête quelque amourette, je ferais tout pour m’en corriger, parce que de femmes, voyez-vous, il n’y en a qu’une pour moi, et c’est ma mère Madeleine, celle qui ne s’embarrassait pas de mon état de champi et qui m’a élevé comme si elle m’avait mis au monde.

— Eh bien ! ce que tu m’apprends là, mon ami, me donne encore plus de considération pour toi, répondit Jean Vertaud. Il n’est rien de si laid que la méconnaissance, rien de si beau que la recordation des services reçus. J’aurais bien quelque bonne raison à te donner, pour te montrer que tu pourrais épouser une jeune femme qui serait du même cœur que toi, et qui t’aiderait à porter assistance à la vieille ; mais, pour ces raisons-là, j’ai besoin de me consulter, et j’en veux causer avec quelqu’un.

Il ne fallait pas être bien malin pour deviner que, dans sa bonne âme et dans son bon jugement aussi, Jean Vertaud avait imaginé un mariage entre sa fille et François. Elle n’était point vilaine, sa fille, et, si elle avait un peu plus d’âge que François, elle avait assez d’écus pour parfaire la différence. Elle était fille unique, et c’était un gros parti. Mais son idée jusqu’à l’heure avait été de ne point se marier, dont son père était bien contrarié. Or comme il voyait depuis un tour de temps qu’elle faisait beaucoup d’état de François, il l’avait consultée à son endroit ; et comme c’était une fille fort retenue, il avait eu un peu de mal à la confesser. À la fin elle avait, sans dire non ni oui, consenti son père à tâter François sur l’article du mariage, et elle attendait de savoir son idée, un peu plus angoissée qu’elle ne voulait le laisser croire.

Jean Vertaud eût bien souhaité lui porter une meilleure réponse, d’abord pour l’envie qu’il avait de la voir s’établir, ensuite parce qu’il ne pouvait pas désirer un meilleur gendre que François. Outre l’amitié qu’il avait pour lui, il voyait bien clairement que ce garçon, tout pauvre qu’il était venu chez lui, valait de l’or dans une famille pour son entendement, sa vitesse au travail et sa bonne conduite.

L’article du champiage chagrina bien un peu la fille. Elle avait un peu de fierté, mais elle eut vite pris son parti, et le goût lui vint plus éveillé, quand elle ouït que François était récalcitrant sur l’amour. Les femmes se prennent par la contrariété, et si François avait voulu manigancer pour faire oublier l’accroc de sa naissance, il n’aurait pas fait une meilleure finesse que celle de montrer du dégoût pour le mariage.

En sorte que la fille à Jean Vertaud fut décidée ce jour-là pour François, comme elle ne l’avait pas encore été.

— N’est-ce que ça ? dit-elle à son père. Il croit donc que nous n’aurions pas le cœur et les moyens d’assister une vieille femme et de placer son garçon ? Il faut bien qu’il n’ait pas entendu ce que vous lui glissiez, mon père, car s’il avait su qu’il s’agissait d’entrer dans notre famille, il ne se serait point tourmenté de ça.

Et le soir, à la veillée, Jeannette Vertaud dit à François : — Je faisais grand cas de vous, François ; mais j’en fais encore plus, depuis que mon père m’a raconté votre amitié pour une femme qui vous a élevé et pour qui vous voulez travailler toute votre vie. C’est affaire à vous d’avoir des sentiments… Je voudrais bien connaître cette femme-là, pour être à même de lui rendre service dans l’occasion, parce que vous lui avez conservé tant d’attache : il faut qu’elle soit une femme de bien.

— Oh ! oui, dit François, qui avait du plaisir à causer de Madeleine, c’est une femme qui pense bien, une femme qui pense comme vous autres.

Cette parole réjouit la fille à Jean Vertaud, et, se croyant sûre de son fait :

— Je souhaiterais, dit-elle, que si elle devenait malheureuse, comme vous en avez la crainte, elle vînt demeurer par chez nous. Je vous aiderais à la soigner, car elle n’est plus jeune, pas vrai ? N’est-elle point infirme ?

— Infirme ? non, dit François ; son âge n’est point pour être infirme.

— Elle est donc encore jeune ? dit la Jeannette Vertaud qui commença à dresser l’oreille.

— Oh ! non, elle ne l’est guère, répondit François tout simplement. Je n’ai pas souvenance de l’âge qu’elle peut avoir à cette heure. C’était pour moi comme ma mère, et je ne regardais pas à ses ans.

— Est-ce qu’elle a été bien, cette femme ? demanda la Jeannette, après avoir barguiné un moment pour faire cette question-là.

— Bien ? dit François un peu étonné ; vous voulez dire