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JEANNE.

— Et tu n’as pas été étonnée de tout cela ?

— Non, Mam’selle, puisque c’était convenu entre vous ?

— Ce baiser sur la main ne t’a pas offensée ?

— Oh ! je voyais bien que ce monsieur ne voulait pas m’offenser ; c’était l’histoire de rire.

— Allons, Jeanne, cela t’a fait un peu de plaisir ?

— Ah ! que vous êtes maligne, ma mignonne ! Mais quel plaisir voulez-vous que ça me fasse ? Je ne le connais pas, ce monsieur.

— Jeanne, quand mon frère est arrivé, il t’a baisé la main aussi ?

— Oui, Mam’selle, pour s’amuser aussi.

— Et cela t’a fait de la peine, j’ai vu cela sur ta figure.

— Oui, Mam’selle, c’est la vérité. J’étais si contente de voir mon parrain si bien guéri, et avec une si bonne mine ! J’aurais bien voulu l’embrasser, ce pauvre mignon ! Et puis, tout d’un coup, il se mit à se moquer de moi. Ça m’a fait du chagrin. Et puis, après ça, je me suis dit que j’étais bien bête de me peiner pour ça. J’aime bien mieux le voir en train de rire que de le voir triste et malade comme il était quand il est parti.

— Bonne Jeanne, ne crois pas que Guillaume ait voulu se moquer de toi. Tu as bien vu qu’à moi aussi il me baisait la main ; ce n’était pas pour se moquer de moi, à coup sûr.

— Oh ! vous, c’est bien différent, vous êtes sa sœur ; au lieu que moi, qui suis sa filleule, c’est à moi de lui porter respect.

— Il te doit du respect aussi, Jeanne, et il en a pour toi.

— À cause donc, Mam’selle ?

— Parce que tu es sa sœur aussi, sa sœur de lait, et son amie de cœur presque autant que je le suis. Va, sois sûre qu’il n’est pas ingrat, et qu’il n’oubliera jamais la manière dont tu l’as soigné pendant sa maladie. Je n’étais pas là, moi, lorsqu’il était au plus mal ; je ne savais rien. On me cachait le danger de mon frère, et toi, tu étais alors sa véritable sœur. Maman m’a dit cent fois que sans toi Guillaume serait mort : car elle avait perdu la tête, ma pauvre mère, et tous les gens de la maison aussi. Toi seule étais toujours là, contenant toujours le délire de Guillaume, l’empêchant de courir dans sa chambre quand il était comme fou, obtenant de lui par la douceur ce que les autres ne pouvaient obtenir que par la force, te jetant à ses pieds pour lui persuader d’être tranquille et d’observer les ordres du médecin, le grondant quelquefois comme un petit enfant, le calmant par tes prières, par ta douceur. Oh ! ma chère Jeanne, c’est à toi que je dois mon frère que j’aime tant ! Comment veux-tu que mon frère et moi nous ne t’aimions pas comme si tu étais notre sœur ?

Guillaume n’avait pu rester longtemps seul. Entraîné irrésistiblement, il s’était rapproché, et le bruit de ses pas, amorti par l’herbe, n’avait pas frappé l’oreille des deux jeunes filles. Il était derrière elles, tandis qu’elles causaient ainsi, séparé seulement de Jeanne par le tronc du gros châtaignier qui l’ombrageait. — Oui, Jeanne, oui, Marie ! s’écria-t-il en se montrant tout à coup, vous êtes mes deux sœurs, et il y a des moments où vous ne faites qu’une dans ma pensée. Oh ! Marie, que je te remercie de savoir dire à Jeanne tout ce que je n’ai jamais su lui dire, et de l’avoir payée, par une si tendre amitié, de tout le bien qu’elle m’a fait ! Oh ! Jeanne, je ne t’ai jamais remerciée comme je l’aurais dû ! Tu as été un ange pour moi : j’ai tout vu, tout compris, tout senti, bien que je fusse presque fou. Oui, je t’ai vue des nuits entières à genoux à mon chevet ! Je me souviens que tu m’as plusieurs fois soulevé dans tes bras et même porté comme un enfant, pour me changer de fauteuil. J’étais maigre, exténué ! Toi, toujours forte et courageuse, tu as passé plus de trente nuits sans sommeil, et tu dormais à peine deux heures dans le jour, sur un matelas au pied de mon lit. Oh ! quels reproches je me faisais alors de n’avoir pu vaincre les heures de mon délire qui t’avaient brisée, ma chère Jeanne ! Et tu n’as pas été malade, toi ! Tu venais de soigner de même ta mère dans une longue et cruelle maladie, et tu as soigné encore la mienne, quand, après moi, elle est tombée malade de fatigue et d’épuisement. Et pourtant je ne t’ai jamais remerciée !

— Oh ! si, mon parrain, dit Jeanne toute en larmes, vous m’avez remerciée bien des fois, dix fois plus que ça ne méritait.

— Non, Jeanne, non ! s’écria le jeune homme exalté, j’étais accablé de je ne sais quelle tristesse ; je ne pouvais ni parler, ni pleurer ; j’étais fou autrement que pendant ma maladie, mais je l’étais encore. Combien de fois je me suis reproché, durant mon absence, de ne t’avoir pas dit ce que je te dis maintenant ! Et depuis trois jours que je suis ici, je ne t’ai rien dit encore ; je t’ai à peine regardée… je ne sais pas pourquoi ! Peut-être que je suis encore un peu fou, Jeanne, et que, sans l’exemple de ma sœur, je ne saurais pas encore me décider à t’exprimer ce que j’ai dans le cœur. Mais je ne suis pas ingrat, ne le crois pas. Pardonne-moi, et surtout ne pense pas que je t’aie baisé la main, en arrivant, pour me moquer de toi. Oh ! Jeanne, autant vaudrait me dire que je suis capable de me moquer de ma mère ou de Marie. Dis-moi que tu ne le crois plus, ma bonne Jeanne, je te le demande à genoux.

Et Guillaume, hors de lui, tour à tour pâle et le visage embrasé, était aux genoux de Jeanne stupéfaite, et couvrait de baisers ses mains, qui avaient enfin laissé tomber le fuseau diligent. Jeanne ne put d’abord que sangloter pour toute réponse.

— Ah ! mon cher petit parrain, dit-elle enfin en baisant avec la plus chaste et la plus maternelle effusion les beaux cheveux blonds de Guillaume, vous me faites de la peine à force de me faire plaisir ! Qu’est-ce que j’ai donc fait, mon Dieu ! pour que vous m’ayez tant d’obligations ! Est-ce que vous n’aviez pas été bon pour moi, aussi, à Ep-Nell et à Toull ? Oh ! je n’oublierai jamais vos amitiés, et c’est bien le moins que je vous aie soigné quand vous souffriez tant, que ça fendait le cœur ! J’avais donné mon âme et mon corps à Dieu pour qu’il envoie la mort sur moi au lieu de l’envoyer sur vous, et je savais bien que si quelqu’un devait en mourir, ça serait moi, parce que j’avais prié comme il faut. Mais le bon Dieu et la grand’vierge, mère de Jésus-Christ, n’ont pas voulu que nous mourions ni l’un ni l’autre. Vous êtes pour avoir du bonheur, pour vous marier, mon cher parrain, pour avoir des jolis enfants, et mam’selle Marie, que j’aime autant que vous, est pour avoir aussi du bonheur et de la famille, plaise à Dieu !

— Et toi, Jeanne, dit Marie, qui la tenait enlacée dans ses bras, n’espères-tu pas avoir du bonheur aussi ?

— Oh ! moi ! Mam’selle, pourvu que je sois auprès de vous, que je vous serve, que je ménage votre fait, que je soigne vos petits mondes quand ils seront venus, je serai bien assez contente, allez !

— Tu ne veux donc pas te marier aussi, toi ?

— Moi, Mam’selle ! je ne songe pas à ça.

— Et pourquoi donc, Jeanne ? Vous disiez cela autrefois à Toull, dit Guillaume, je m’en souviens ! mais ce n’était pas sérieux ?

— Voyons, Jeanne, est-ce que c’est vrai ? dit mademoiselle de Boussac à la jeune fille, qui ne répondait à Guillaume que par un mystérieux sourire. Tu es ennemie du mariage ?

— Oh ! non, Mam’selle, puisque je vous le conseille. Mais voilà mes vaches qui ne mangent plus, la mouche les fait enrager. C’est l’heure de les conduire au têt (au toit, à l’étable).

— Mais tu ne réponds pas à ce que nous te demandons ? reprit Marie en essayant de la retenir.

— Voyez, voyez, Mam’selle ? dit Jeanne ; mes vaches s’en vont toutes seules. Elles sauteraient dans le jardin ! Ne me détemsez pas[1], ma mignonne ! Et Jeanne, se dégageant, s’enfuit à travers la prairie.

— Eh bien ! dit mademoiselle de Boussac à son frère, voilà comme elle s’en tire toujours ! Jamais, quand il s’agit d’elle et de son avenir, je n’ai pu surprendre en elle une pensée d’intérêt personnel. Guillaume, il y a un mystère d’abnégation dans l’âme de cette jeune fille. J’ai

  1. Faire perdre le temps, détempser.