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JEANNE.

humblement pardon du poisson d’avril que je vous ai servi en vous annonçant de graves personnages inconnus.

— Ah ! je vous le pardonne de grand cœur, répondit la jeune fille ; mais j’admire votre astuce ! vous mentez avec un sang-froid !…

— C’est M. Arthur qu’il faut en accuser. Il m’avait tant recommandé d’être sur mes gardes ! il tenait tellement à vous surprendre !

— Oui, miss Mary, reprit sir Arthur avec son enjouement paisible et son parler lent. J’étais passionné contre vous depuis un jour de 1er avril où, étant toute petite, à votre couvent, vous m’aviez fait mille contes plus jolis les uns que les autres, en me riant au nez à chaque mot, ce qui ne m’empêchait pas de vous croire. À présent, c’est mon tour de vous mystifier.

— Êtes-vous bien sûr, sir Arthur, dit Marsillat en faisant un signe d’intelligence à mademoiselle de Boussac, que mademoiselle Marie ne pourrait plus vous servir aucun poisson d’avril ?

— C’est immepossible ! s’écria l’Anglais. Je ne crois plus à elle !

En ce moment, Guillaume se rapprocha de sa sœur et regarda Claudie sans la reconnaître. Elle était entrée au château longtemps après son départ pour l’Italie, et il ne l’avait vue qu’un jour dans toute sa vie, le jour qu’il avait passé à Toull-Sainte-Croix. Le déguisement achevait de dérouter ses souvenirs, et il ne fit attention à elle que pour se dire : J’ai vu, je ne sais où, une figure qui ressemblait à celle-ci. Mais dès qu’il eut aperçu Jeanne, il la trouva si belle et si à l’aise sous ce nouveau costume, qu’il ne put se persuader qu’elle le portait pour la première fois. Il s’imagina qu’en appréciant le caractère élevé de sa filleule, madame de Boussac l’avait tirée de l’humble condition de servante pour en faire une sorte d’égale, une demoiselle de compagnie, et il se sentit pénétré de joie et de terreur.

Il s’était préparé à revoir Jeanne avec des sentiments de protection paternelle. Ne la trouvant pas sur son passage dans la cour ni dans l’escalier du château, il s’était demandé si sa mère, qui était bien encore quelquefois sujette à des accès de colère et à des préventions capricieuses, n’avait pas renvoyé Jeanne à ses moutons et à sa montagne. Enfin il la retrouvait au salon sous les habits d’une demoiselle. Sans doute, on lui avait donné de l’éducation ; il allait entendre un langage épuré sortir de ses lèvres. Sa figure noble, sa tenue chaste et pleine de dignité, s’accordaient si bien avec ses suppositions ! Il s’approcha d’elle, lui prit la main, voulut lui parler, trembla, pâlit et balbutia. Cette main était devenue si blanche et si douce, cette manche de mousseline laissait voir un si beau bras, que Guillaume, troublé et ne sachant plus ce qu’il faisait, porta la main de Jeanne à ses lèvres. La pauvre fille éperdue prit l’embarras de son parrain pour de la froideur, et cette caresse respectueuse et inusitée, pour une raillerie que lui attirait son déguisement, comme les grandes révérences que Marsillat avait faites à Claudie. Ses yeux se remplirent de larmes, et elle s’esquiva bien vite avec Claudie pour aller reprendre ses habits de paysanne, et préparer le souper de son parrain.

Cependant sa beauté, sa candeur et sa grâce naturelle avaient vivement frappé sir Arthur. Il avait beaucoup de mémoire, et cependant il ne pouvait s’expliquer pourquoi cette figure angélique lui faisait l’effet d’une seconde apparition dans sa vie. L’avait-il vue dans ses rêves ? Était-ce là le type de prédilection de sa pensée ? Ressemblait-elle particulièrement à quelqu’une de ces madones de la Renaissance qu’il venait de contempler avec un religieux amour à Florence et à Rome ?

— Quelle est cette jeune Miss ? demanda-t-il à Marsillat.

— C’est la gouvernante anglaise de mademoiselle de Charmois, répondit tout haut Marsillat avec aplomb en faisant de l’œil appel à la gaieté de Marie ; c’est miss Jane ; l’autre est miss Claudia, la gouvernante de mademoiselle Marie.

— Miss Jane ! gouvernante ! répéta l’Anglais avec stupeur.

— Eh bien ! sir Arthur, reprit Marie en souriant, craignez-vous encore quelque poisson d’avril ? Vraiment, on ne pourra plus vous dire bonjour sans que vous soyez sur vos gardes.

Sir Arthur avait déjà mordu à l’hameçon avec une confiance sans bornes, et il se réjouissait de pouvoir enfin parler anglais tout à son aise pendant le souper.

On se hâta de servir. Les deux voyageurs étaient affamés, et sir Arthur, malgré les supplications et les reproches de la famille, était dans la résolution inébranlable de partir immédiatement après. Il était appelé par des affaires pressantes, indispensables, à Orléans, où il avait des propriétés. Il avait défendu aux postillons de dételer ; mais il s’engageait sur l’honneur à revenir dans huit jours.

Autour de la table où le souper venait d’être servi, s’agitaient Claudie et Cadet, l’une poussant l’autre, le grondant à demi-voix, le dirigeant, et se moquant de lui du geste et du regard. Claudie, en paysanne, ne frappa pas plus sir Arthur qu’elle ne l’avait fait en demoiselle. Il n’y fit d’autre attention que de lui dire merci, selon une habitude de courtoisie qui lui était particulière, chaque fois qu’il voyait une main de femme lui changer lestement son assiette, au lieu des grosses pattes brunes et calleuses du flegmatique Cadet.

Guillaume reconnut enfin Claudie, et se rappela qu’on lui avait annoncé son admission au château dans un de ces post-scriptum de lettres intimes où l’on entasse en masse les détails de la vie domestique.

— Claudie était donc déguisée tout à l’heure ? demanda-t-il à Marie, placée près de lui.

— Sans doute, répondit-elle. Nous avions fait notre mascarade du 1er avril sans prévoir que nous serions trop heureuses ce jour-là pour avoir besoin de nous amuser.

— Et Jeanne était donc déguisée aussi ?

— Sans doute. Est-ce que tu ne l’as pas reconnue ?

— Pas très-bien ! dit Guillaume préoccupé.

— Allons donc ! tu lui as baisé la main avec toutes sortes de cérémonies ! Nous avons cru que tu nous secondais pour attraper sir Arthur.

— Je n’y pensais pas, reprit Guillaume.

— Ah ! tu ne t’es donc pas corrigé de tes distractions ?

Pendant ce dialogue à voix basse, madame de Charmois avait entrepris, à haute voix, sir Arthur sur l’article mariage.

— Il y a quelques années que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer à Paris chez madame de Boussac, et chez mesdames de Brosse et de Clairvaux, lui disait-elle. Dans ce temps-là vous n’étiez pas marié ; vous étiez incertain si vous achèteriez des propriétés en France ou si vous retourneriez vous fixer en Angleterre : c’était peu de temps après le retour de nos princes bien-aimés, et quoique vous ne fussiez pas militaire, nous vous regardions comme un de nos libérateurs. Maintenant, vous êtes établi, je crois… ou veuf ? Je vous demande pardon si je ne me souviens pas bien.

Marsillat haussa les épaules involontairement au mot de libérateur, que l’Anglais reçut d’un air très-froid. Madame de Boussac, observant le manège de son amie à l’endroit du mariage présumé de sir Arthur, la poussa du genou comme pour l’avertir que c’était bien maladroit ; mais la Charmois n’en tint compte, persuadée que tous les moyens étaient bons pour arriver à ses fins.

— Ainsi, vous êtes encore garçon ? reprit-elle lorsque l’Anglais lui eut fait observer que sa vie errante depuis trois ans eût été peu conciliable avec les liens de l’hyménée. Mais songez-vous qu’il est temps de vous y prendre, sir Arthur ? Vous voilà encore dans la fleur de l’âge. Cependant, quand on a passé la trentaine, croyez-moi, on commence à devenir vieux garçon.

— Vous avez raison, Madame, répondit M. Harley ; on devient égoïste, on prend des manies, on est chaque jour moins propre à rendre une femme heureuse. Aussi, suis-je bien décidé à me marier plus tôt que plus tard.

— À la bonne heure ! J’ai toujours eu mauvaise opinion d’un homme qui ne se marie pas. Et votre choix est fait, sans doute ?

— Non, pas précisément.