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JEANNE.

tout ça était accoutumé, et la main qui s’en servait… et la voix qui parlait dans c’te chambre, et qui disait, à la petite pointe du jour : Jeanne, allons, ma Jeanne, allons, ma mignonne, v’là les allouettes réveillées, c’est le tour des jeunes filles. Et le soir, quand je revenais des champs : La v’là donc, c’te Jeanne ! Les loups ne me l’ont donc pas mangée ! Et puis on se mettait à souper toutes les trois, mon parrain, et ma tante se fâchait toujours, et ma mère ne se fâchait pas. Elle riait, elle disait des histoires, elle chantait des chansons ; et puis elle faisait rire ma tante, et moi aussi ; dame ! fallait rire absolument ! C’est pas, mon parrain, que j’aie jamais été portée absolument là-dessus. Elle me disait bien que je n’aurais jamais de l’esprit comme elle. « Mais ça n’y fait rien, qu’elle disait, je t’aime comme tu es, ma Jeanne, c’est le bon Dieu qui t’a donnée comme ça à moi. Ce que le bon Dieu a fait me convient. » Oh ! c’est qu’elle est juste, cette femme-là, mon parrain ! il n’y en a pas une autre comme elle. On lui dirait de moi tout ce qu’on voudrait, elle ne le croirait pas. Elle leur dirait comme ça…

Jeanne se retourna brusquement vers sa mère ; elle avait parlé comme dans un rêve. Et tout à coup, au moment d’oublier entièrement qu’elle parlait du passé, elle regarda ce cadavre, et la parole expirant sur ses lèvres, elle se jeta sur le corps de sa mère, et laissa échapper de longs sanglots. Ce fut le seul moment de révolte et de faiblesse qu’elle eût encore éprouvé.

Son parler naïf, la vulgarité des images qu’elle retraçait, n’avaient pas désenchanté le jeune baron de l’admiration qu’il avait conçue pour elle dans cette soirée désastreuse. L’accent de Jeanne partait d’un cœur ardent et vrai, sa voix était douce comme celle du ruisseau qui murmurait sous la bruyère à deux pas d’elle ; son accent rustique n’avait rien de grossier ni de trivial. On sentait la distinction naturelle de son être sous ces formes primitives. Guillaume comprit qu’à l’église comme au théâtre il n’avait jamais entendu que de la déclamation, et la parole de Jeanne le toucha si profondément, qu’il fondit en larmes.

— Ah ! mon parrain ! dit Jeanne, en se relevant et en essuyant rudement ses yeux, comme pour faire rentrer ses pleurs, je vous fais de la peine, pardonnez-moi.

— Que peuvent-ils se dire si longtemps ? pensait Marsillat, qui était assez près pour les voir, mais non pour les entendre, d’autant plus que, retenu par ce respect qu’inspire instinctivement la présence d’un mort aimé, ils n’avaient élevé la voix ni l’un ni l’autre. Quand un léger nuage passait devant la lune, ce groupe de la morte et du jeune couple pâlissait sous le regard perçant de Léon, et se confondait un peu avec les pierres druidiques qui l’environnaient. Vraiment, se disait-il, ce garçon si religieux, à ce qu’il veut paraître, aurait-il l’aplomb de lui parler d’amour auprès du cadavre de sa mère ? Je ne l’oserais pas, moi. Je ne me suis pas senti l’audace de dire un seul mot ce soir à cette pauvre fille ! mais il me semble que mon Guillaume n’attend pas que la morte soit mise en terre pour en conter à l’enfant, et prendre son inscription. Va, mon garçon, va ! tout cela se bornera à de belles paroles, j’espère ; d’autant plus sûrement que je ne te perdrai pas de vue, et que les paroles sont une monnaie qui n’a pas de cours chez nos fillettes. Est-ce qu’il réciterait des Oremus avec elle ? Il en est pardieu bien capable…. Mais ces jeunes chrétiens sont de francs hypocrites, et je ne me laisserai pas damer le pion par celui-là. Si ce maraud ne ronflait pas à faire écrouler sur nous le reste de ces murs, j’entendrais peut-être quelque chose.

— Monsieur Léonard jeune, dit-il en secouant Cadet pour l’éveiller, vous dormez trop fort, vous réveillez toute la chambrée. Et il lui allongea quatre à cinq coups de poing pour le réveiller.

— Attends ! attends ! dit Cadet en étendant les bras et en ouvrant, pour bâiller, une bouche démesurée, j’vas t’faire battre en grange sur mon dos ! Qui qu’c’est qu’samuse comme ça anvec moi ? Ah ! c’est vous, monsieur Lion ! Ah ! farceur, allez ! vous m’avez bien arveillé tout d’même !

— Allons, lève-toi donc, imbécile ! Tu tombes dans la ruelle du lit.

Hié ! la rouette du lit ! alle est gente, la rouette du lit ! Ah ! qu’vous fasez rire ! Vou’êtes l’houme le pu aimable qu’jasse pas connaissu (que j’aie jamais connu).

— Allons, lève-toi, mon joli Cadet ; tu vois bien que Jeanne s’enrhume là-bas à garder cette morte.

— Alle est donc toujours là, la Jeanne ? Oh ! la bonne chrétienne fille que ça fait ! c’est la fille la pu bonne que jasse pas connaissu !

— Allons, allons, counnaissu ou non, viens avec moi lui dire de venir se chauffer un peu.

— J’veux ben, j’veux ben ; ça, c’est de raison, monsieur Lion.

L’approche de Marsillat contraria vivement Guillaume ; mais Jeanne y parut indifférente, et même elle le remercia aussi poliment qu’elle sut le faire, d’avoir pris tant de peine pour sauver sa maison, et de s’être condamné à une si mauvaise nuit à cause d’elle.

— Ne faites pas attention à nous, Jeanne, répondit Léon, qui ne croyait pas M. de Boussac si bien informé de ses desseins, et qui affectait devant lui de ne voir dans sa protégée qu’une pauvre fille à secourir dans une circonstance fortuite. Nous faisons tous les trois notre devoir, en ne t’abandonnant pas ; mais ton parrain et toi devez souffrir du froid ; nous venons vous relayer un peu. Approchez du feu qui flambe encore assez bien là-bas, et laissez-nous ici à votre place.

En parlant ainsi, Marsillat se promettait bien de laisser, au bout d’un instant, Cadet tout seul auprès de la morte, et de revenir auprès du feu troubler le tête-à-tête par trop prolongé à son gré, du parrain et de la filleule. Mais il se flattait : Cadet n’était pas d’humeur, lui, à rester en tête-à-tête avec un mort. Quoiqu’il eût assisté déjà, en qualité d’apprenti sacristain-fossoyeur à bien des funérailles, il ne s’était jamais trouvé seul dans l’exercice de ses fonctions, et il était loin de partager le scepticisme de son père ; aussi montrait-il peu de dispositions pour l’emploi dont il devait hériter. D’ailleurs, Jeanne n’entendait pas se remettre sur Marsillat, qu’elle pressentait irréligieux et moqueur, du soin d’assister, comme elle disait, l’âme de sa mère par des prières. Elle consentit seulement, à cause de son parrain, à ce que l’obligeant Cadet allât chercher quelques gros morceaux de bois enflammés pour établir un feu auprès du dolmen.

Tout en bouffissant ses grosses joues pour souffler le feu, Cadet s’arrêta comme pour prêter l’oreille ; puis n’ayant rien entendu de distinct, il recommença son office, tout en disant : Crois-tu, Jeanne, que ça soit bon de faire une clarté dans l’endroit où que je sons ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Marsillat.

— Dame ! reprit Cadet, ils disont que c’est un endroit bien mauvais pour les fades !

— Tais-toi, Cadet, ne parle pas de ça, lui dit Jeanne, qui s’était approchée du feu, pour embraiser ses sabots[1]. Tu sais bien que c’est des folies de craindre les fades, elles ne sont d’ailleurs pas méchantes dans l’endrait d’ici.

— C’est pas des folletés, Jeanne, s’écria Cadet en pâlissant. Tais-toi, accoutes-tu ?

— J’écoute quelque chose comme un battoir de laveuse, dit Jeanne.

— Dame ! quand je le disais ! ça l’est ! c’est la lavandière ! Diache la faute, que j’avons fait de la clarté ! Et Cadet se retira grelottant de peur auprès de Marsillat, qui écoutait aussi avec quelque surprise.

— De quoi donc vous étonnez-vous ainsi ? leur dit Guillaume en se rapprochant.

— Ça n’est pas grand’chose, mon parrain, dit Jeanne un peu pâle ; c’est un mauvais esprit qui voudrait nous écarter. Mais la pierre est une bonne pierre, et en disant des prières, sans avoir peur, il n’y a pas à craindre. » Jeanne rechaussa ses sabots à la hâte, et se remit à genoux à côté de la morte.

  1. On remplit de cendre chaude et de menue braise l’intérieur du sabot, et on le vide au bout de quelques instants. Le bois conserve fort longtemps la chaleur.