Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/238

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
JEANNE.

— On peut bien la faire remuer sans la réveiller, dit Marsillat en avançant la main pour retourner la tête de la pastourelle.

— Mettez votre gant ! dit Guillaume, en le retenant ; les enfants de ce pays sont si malpropres !

— C’est vrai, reprit Marsillat, en ramassant un brin d’herbe dont il chatouilla le front de la jeune fille.

Elle fit le mouvement de chasser une mouche importune, et se retourna avec ce gros soupir sans effort et sans tristesse, qui soulève la poitrine des enfants endormis, et qui a une harmonie particulière, une pureté de souffle qui inspire je ne sais quel attendrissement. Puis, sans ouvrir les yeux, elle prit à son insu une pose incroyablement gracieuse. Son bras était rejeté au-dessus de sa tête, et sa main brune, mais effilée et petite, rejeta en arrière sa coiffe de toile grise, et resta entr’ouverte sur ses cheveux d’un blond cendré magnifique. C’était bien le plus frais visage humain qui eût jamais bravé sans voile et sans ombrelle les ardeurs du soleil de midi. Il est certains cantons du Berri et des provinces limitrophes, où, malgré l’absence d’arbres, et en dépit d’une vie exposée à toutes les blessures du hâle, la carnation des paysans est aussi pure et aussi délicate que celle des Vénitiens et des montagnards des Alpes graïennes. Dans les endroits où ce caractère n’est pas général, il se produit et se perpétue dans certaines familles, et c’est une opinion assez répandue, que ces familles sont d’origine anglaise, les Anglais ayant occupé, comme on sait, assez longtemps nos provinces du centre pour y mélanger leur sang avec celui des indigènes ; mais nous croirions plutôt que le pur sang de la race gauloise primitive s’est conservé jusqu’à nos jours sans mélange, dans quelques tribus rustiques de nos provinces centrales.

La dormeuse était donc blanche comme l’aster des prés et rosée comme la fleur de l’églantier. Mais sa beauté eût pu se passer de cette recherche particulière à la race des oisifs. Ses traits étaient admirables, son front humide, un peu bas comme celui des statues antiques. Les lignes les plus pures et un calme angélique dans la physionomie lui donnaient une ressemblance frappante avec ces beaux types que l’art grec a immortalisés. Sa taille n’était pas développée, et annonçait pourtant la souplesse et la force ; elle était vêtue de haillons qui, dans leur désordre pittoresque, ne la déparaient nullement. Ses pieds nus reposaient dans l’herbe, et sa bouche entr’ouverte laissait voir des dents superbes. La véritable beauté est toujours chaste et inspire un respect involontaire. L’Anglais n’était pas d’humeur à s’en départir, et ses deux étourdis compagnons en subirent l’ascendant irrésistible.

— Ma foi, ce n’est pas Lisette, c’est Velléda, dit Marsillat en baissant la voix par un sentiment instinctif.

— Et pourquoi Lisette ne serait-il pas beau comme Velléda, demanda sir Arthur.

— Va pour Velléda, va pour Lisette ! répondit Marsillat ; si j’étais peintre, je voudrais croquer cette divine créature… Et si j’étais seul, ajouta-t-il, revenant à son naturel, je voudrais savoir si cette chevrière a tant soit peu d’esprit.

— Monsieur Marsillat, dit Arthur d’un air solennel, allons-nous-en.

— Oui, oui, allons-nous-en, dit Marsillat après avoir ri de la vertueuse sollicitude de l’Anglais. On se repent toujours d’avoir regardé les belles Marchoises ; la plus sotte et la plus novice en sait assez long pour compromettre le plus prudent et le plus discret d’entre nous. Au diable toutes les Vellédas et toutes les Lisettes de nos champs !

— Je ne comprends pas, reprit sir Arthur en s’échauffant un peu au feu de son indignation intérieure, qu’il vous vienne de pareilles pensées à la vue d’un enfant. Vous n’êtes pas dignes, Messieurs, de contempler la beauté.

— Oui, oui, mylord est seul digne de contempler la biouté, dit Marsillat, en contrefaisant l’accent comique de sir Arthur. Sir Arthur ne s’en aperçut pas. Le mot ne sonnait pas autrement à son oreille qu’il ne l’avait prononcé, et il souriait d’un air de pitié paternelle, quand les jeunes gens le traitaient de mylord avec une affectation ironique.

— Attendez, Messieurs, dit Guillaume : Marsillat a gagné son pari, et je lui dois un louis que je le défie de prendre où je vais le mettre.

En même temps, il déposa doucement, dans la main toujours ouverte de la dormeuse, le napoléon qu’il avait parié.

— Vous avez raison, dit Marsillat, et je suis bien fâché de n’avoir que cinq francs à joindre à votre aumône. Halte-là, Mylord, ajouta-t-il après avoir déposé son écu dans la main de la petite paysanne, et en voyant que sir Arthur se fouillait à son tour. Vous n’avez parié que cinq sous, et vous ne devez pas mettre davantage à l’offrande.

— D’autant plus, dit sir Arthur, après avoir retourné toutes ses poches d’un air consterné, que je n’ai rien autre chose sur moi.

— Je crois bien ! vous avez tout donné en chemin, reprit Guillaume qui connaissait l’extrême libéralité de l’Anglais. Son sommeil obstiné m’amuse, ajouta-t-il en jetant un dernier regard sur la chevrière. Je voudrais voir son étonnement quand elle trouvera ces trois pièces dans sa main en se réveillant.

— Elle croira que le diable s’en est mêlé, répondit Marsillat, ou tout au moins les fées qui hantent, comme chacun sait, les pierres jomâtres au coup de midi et au coup de minuit.

— Puisque nous faisons le rôle des fées, dit Guillaume, et que nous voici trois, nombre consacré dans tous les contes merveilleux, je suis d’avis que nous fassions chacun un souhait à cet enfant.

— Ça va, dit Marsillat, et étendant la main sur la tête de l’enfant : ma belle, lui dit-il, je te souhaite un gaillard vigoureux pour amant.

— Ma charmante, je te souhaite un protecteur riche et généreux, dit M. de Boussac en souriant.

— Ma fille, je te souhaite un honnête mari qui t’aime et t’assiste dans tes peines, dit à son tour l’Anglais avec un sérieux et un accent de conviction qui arrêtèrent un instant la gaieté de ses compagnons.

Tous trois s’éloignèrent des pierres jomâtres, croyant avoir porté bonheur à l’enfant, chacun à sa manière, et ne se doutant guère que leurs aumônes allaient devenir dans sa petite main l’instrument de leurs destinées.


I.

LA VILLE GAULOISE.

Environ quatre ans après cette aventure, M. Guillaume de Boussac repassait pour la première fois au pied du mont Barlot, sur lequel s’élèvent les pierres jomâtres ; et, en regardant de loin ces monuments druidiques, en se souvenant d’y avoir été conduit jadis deux ou trois fois par des parties de chasse au temps des vacances, il ne se rappelait nullement la prétendue druidesse dont la main avait reçu son aumône. Cette futile circonstance était sortie de sa mémoire et n’y revint que longtemps après.

Le jeune baron de Boussac, d’aimable et folâtre collégien, était devenu un charmant jeune homme, encore rose et blanc comme une demoiselle, au dire des gens du pays, mais assez robuste pourtant, et d’une physionomie plutôt sérieuse qu’enjouée. Le temps et la réflexion avaient mûri son caractère, son extérieur et ses goûts. Il ne bornait plus ses promenades à l’exploration des pierres jomâtres, au delà desquelles il ne s’était guère aventuré autrefois ; maintenant il s’enfonçait dans les montagnes, monté sur un joli cheval anglais, et muni d’un léger porte-manteau qui annonçait des projets de voyage pour deux ou trois journées. Arrivé à son château de Boussac depuis moins d’une semaine, et s’ennuyant déjà de l’esprit arriéré de la petite ville, il avait embrassé sa mère, en la prévenant d’une absence dont elle avait de son côté promis, avec plus de tendresse que de sincérité, de ne prendre aucune inquiétude. La journée était superbe, le soleil