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LES MISSISSIPIENS.

GEORGE.

Je ne vous l’ai pas demandée, Monsieur.

BOURSET.

Comment ?… Est-ce que…

(Julie rentre. George la salue, s’approche d’elle et lui prend la main.)
GEORGE.

Ma cousine, veuillez aider M. Bourset à reconnaître le chevalier Léonce de Puymonfort, qui lui a fait rembourser depuis longtemps une petite dette de quatre cent vingt-cinq louis, et qui par conséquent ne craint plus de sa part l’effet d’une lettre de cachet.

BOURSET, de plus en plus effrayé.

Vous êtes un revenant !

LE DUC.

Palsambleu ! mon pauvre chevalier, je ne m’attendais pas à te rencontrer un jour sur mon chemin en fait de mariage, lorsque, il y a dix-sept ans, je fis manquer le tien… Au diable la rivalité ! je t’ai toujours aimé, je t’ai regretté absent, je t’ai pleuré mort, et je te revois avec une vraie joie. Il faut que je t’embrasse. (Il l’embrasse.)

BOURSET.

Permettez, monsieur mon cousin, qu’oubliant le passé et me confiant dans l’avenir, je vous embrasse aussi. (George, qui a reçu assez froidement l’accolade du duc, recule devant celle de Bourset.) Ma femme, embrasse aussi ton cousin. À présent, il n’y a plus de rancune possible.

JULIE, tendant la main à George.

Tout cela n’est pas nécessaire, Monsieur ; il y a longtemps que j’avais reconnu Léonce.

BOURSET, inquiet.

Et maintenant, monsieur le chevalier, vous voulez être mon gendre. Mais la chose n’est pas impossible. Quoique proches parents… on peut obtenir des dispenses, et le nom de Puymonfort se perpétuera dans la famille (Regardant Julie avec intention), à moins que ma femme ne s’y oppose…

JULIE.

Vous l’espérez en vain, Monsieur, vous ne l’obtiendrez pas. Je consens à ce mariage de toute mon âme.

LE CHEVALIER.

Vous, Julie ?

JULIE.

Oui, moi, qui priais hier soir M. Bourset de vous repousser, et qui aujourd’hui me repens de ce que j’ai fait hier. Votre peu de fortune me semblait un obstacle ; mais, depuis hier, j’ai fait bien des réflexions sur l’horreur des sacrifices qu’on fait à la vanité. J’ai songé à ce que souffrirait une jeune personne livrée par un contrat sordide à un homme qu’elle ne pourrait aimer. (Avec intention.) J’ai connu des femmes assez malheureuses pour avoir une peur insensée de la misère, et pour renoncer à une existence noble et sereine par ambition, par faiblesse ou par lâcheté. Je ne veux pas que ma fille dévore les larmes et les affronts que j’ai vu dévorer à de telles femmes ! Je veux qu’elle regarde son époux avec un doux orgueil tous les jours de sa vie, et qu’elle puisse lui dire : Mon cœur t’a choisi, et ma raison approuve le choix de mon cœur. Ô ma pauvre Louise ! je veux que tu n’aies point à rougir un jour du père de tes enfants !

BOURSET, à part, la regardant.

Voici une homélie que tu me revaudras ! (Haut.) Ainsi, vous consentez à ce qu’ils s’épousent.

LE DUC.

Il faut bien que nous y consentions tous.

GEORGE.

Je n’y consens pas, moi. Nous sommes ici en présence quatre personnes qui nous sommes vues d’assez près autrefois pour n’avoir rien à nous dissimuler aujourd’hui. J’ai aimé Julie, je l’ai aimée passionnément ; et, quoique j’aie été pour elle un frère et rien de plus (je puis l’attester devant Dieu !), je sens qu’il me serait aussi impossible d’avoir de l’amour pour sa fille que pour elle désormais. Il est des sentiments qui meurent à jamais en nous quand on les brise violemment. Il est aussi des incestes du cœur, et ceux-là ne sont pas les moins criminels peut-être. Ma pensée les a toujours repoussés sans indulgence, et le jour où, voyant Louise sacrifiée, je l’ai prise sous ma protection, c’est en faisant le serment devant Dieu de l’aimer comme si elle était ma fille, jamais autrement ! Je l’ai préservée d’un mariage qui eût fait son désespoir et le vôtre ; je l’ai réconciliée avec sa mère, je le vois ; j’ai veillé sur elle pendant un an, et maintenant je la laisse heureuse, aimée, protégée, n’est-ce pas, Julie ?

JULIE lui presse la main avec force.

Oh ! oui ! Léonce, vous m’avez rendu le cœur de ma fille, et vous avez relevé le mien du désespoir et de l’abjection.

BOURSET.

Eh bien ! maintenant, que voulez-vous donc ?

GEORGE, à Julie.

Rien que lui dire adieu !

JULIE.

La voici !


Scène IV.


Les Précédents, LOUISE, LA MARQUISE.
GEORGE, s’approchant de Louise.

Louise, vous prierez pour moi, je retourne en Amérique. Il y a longtemps que je me croyais et que je m’étais fait mort pour la France, lorsqu’une curiosité sérieuse m’y poussa de nouveau. Je m’imaginais que la société devait valoir mieux qu’au temps où je l’avais quittée ; mais je n’ai pas trouvé ce que j’espérais, et je vais revoir mes forêts tranquilles et mes patients laboureurs. Un ange m’est apparu pourtant sur cette terre ingrate. Son souvenir me suivra partout. Que le mien ne soit pas effacé en vous, mon enfant ; qu’il soit pur et serein comme ma tendresse pour vous.

(Il l’embrasse au front et se retourne vers Julie, qui se jette dans ses bras.)
LA MARQUISE, à qui le duc a parlé bas.

Oui, grand Dieu ! je m’en étais souvent doutée. Ah ! mon enfant, ne nous quitte pas au moment où nous te retrouvons.

GEORGE, à la marquise.

Ma tante, vous avez ri bien cruellement à mon premier départ.

LA MARQUISE.

Tu ne l’as pas oublié !

GEORGE.

Je ne m’en suis souvenu qu’ici. De loin, je l’oublierai encore.

(La marquise l’embrasse. Il salue Bourset et le duc, et sort en jetant à Julie et à Louise un dernier regard. Louise qui s’est contenue tant qu’il a été présent, se jette, dès qu’il est sorti, dans le sein de sa mère. La marquise l’emmène.)

Scène V.


LE DUC, BOURSET, JULIE.
BOURSET, à part.

Amen ! (Haut.) Madame Bourset, vous gâterez vos beaux yeux à pleurer ainsi.

JULIE.

Monsieur, je n’ai pas voulu que ma fille entendît révéler vos secrets. Mais moi, cachée ici près, j’ai tout entendu. J’ai appris des choses que je n’avais jamais soupçonnées. Je vous ai aidé jusqu’ici dans vos projets de fortune ; j’ai partagé vos richesses et votre enivrement. J’ai même été vaine, ambitieuse, et j’en rougis ; mais vous aviez ennobli ce vice à mes yeux en me faisant croire que nous accomplissions une grande œuvre, que notre luxe faisait prospérer la France, et que nous étions au nombre de ses bienfaiteurs. Si je restais votre dupe un jour de plus, je serais forcée de me regarder comme votre complice ; car je sais que nous ne sommes plus que des spoliateurs. Souffrez que, sans manquer à mes devoirs et sans rompre le lien qui m’attache à vous, je