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LES MISSISSIPIENS.

quitter envers les hautes classes, il pillerait à son profit le trésor public ! Belle autorité, ma foi, que le peuple !

LE DUC.

Le peuple a des instincts de sagesse et d’honnêteté tout aussi bien que nous ; et nous, nous avons des accès d’avidité et de démence pires que les siens.

LE DOMESTIQUE.

La voiture de M. le duc de M… entre dans la cour. Faut-il faire entrer M. le duc dans le cabinet de M. le comte ?

BOURSET.

Faites. J’y suis dans l’instant.

(Le domestique sort.)
LE DUC.

Voilà M… aussi qui prend l’alarme. Mon cher Samuel, vous en aurez gros sur les bras aujourd’hui ; chacun est mécontent.

BOURSET.

Est-ce donc ma faute si l’on a rendu cet arrêt ? C’est une imagination de M. le ministre des finances ; mais le parlement y fera opposition, et dans peu de jours il sera révoqué.

LE DUC.

Il faut bien l’espérer. La peste soit du d’Argenson avec ses coups d’État !

LE DOMESTIQUE.

M. le comte de Horn, M. le comte de… et M. le marquis de…

BOURSET.

Toujours dans mon cabinet. Introduisez là tous ceux qui viendront.

(Le domestique sort.)
LE DUC, voulant sortir.

Allons, venez ! voyons ce qu’ils disent, et ce que vous allez leur répondre.

BOURSET.

Un instant, monsieur le duc : je vois bien que tous mes actionnaires vont venir me chanter un chœur de lamentations. Laissez l’assemblée se compléter, et vous verrez comme je répondrai.

LE DUC.

Ils vont tous vous redemander leur argent. Et qu’est-il devenu ?

BOURSET.

Ce que vous avez voulu qu’il devînt, du papier !

LE DUC.

Belle denrée ! Je voudrais qu’on en servît aux soupers du régent.

BOURSET.

Et si je ne l’avais converti suivant vos désirs, où en seriez-vous aujourd’hui ?

LE DUC.

Ma foi, nous le cacherions dans nos caves ; et vous auriez dû le cacher dans les vôtres, afin de pouvoir nous le restituer en cas d’alarme.

BOURSET.

Oui, pour qu’il fût saisi chez moi et confisqué sans retour. Oh ! les choses vont mieux comme elles vont ! Dans un mois, la confiance renaîtra, les actions remonteront, et vous rirez bien de ce que vous me dites aujourd’hui. Allons donc ! monsieur le duc ; il faut se conduire ici comme un général à la veille d’une bataille.

(Le domestique, puis George.)
LE DOMESTIQUE.

Plus de vingt personnes demandent monsieur le comte et attendent dans son cabinet.

BOURSET, apercevant George.

C’est bien, j’y vais.

(Il veut sortir.)
GEORGE, l’arrêtant.

Permettez, monsieur de Puymonfort ; j’ai deux mots à vous dire.

BOURSET.

Pardon, monsieur Freeman, je n’ai pas le temps.

GEORGE.

J’insiste, monsieur. Ce que j’ai à vous dire vous intéresse plus que moi, et monsieur le duc ne sera pas fâché de l’entendre.

LE DUC.

Est-ce relatif à l’arrêt ? Je ne m’intéresse pas à autre chose aujourd’hui.

BOURSET, au duc.

Cet homme est un intrigant ou un fou. Ne l’écoutez pas.

LE DUC.

Ce n’est ni l’un ni l’autre ; je l’écouterai, moi. Parlez, monsieur Freeman.

GEORGE.

Ce que je vous avais dit, monsieur de Puymonfort, j’en étais trop bien instruit pour l’avancer à la légère. Aujourd’hui le fait est avéré, et le grand leurre est anéanti. Il n’y a pas de mines d’or à la Louisiane ; il n’y en a jamais eu, et il n’y en aura jamais.

LE DUC.

J’en étais sûr !

BOURSET, à George.

Monsieur, on sait de quelle coterie vous êtes l’agent. Vous allez souvent à Sceaux, et vous êtes l’ami des frères Paris. Mais je vous avertis que personne ici ne conspire contre le régent, et que vous ne ferez point de dupes.

GEORGE.

Je ne conspire contre personne, je ne conspire pas surtout contre la fortune publique.

LE DUC.

Comment ! monsieur Freeman, vous croyez que M. Bourset…

GEORGE.

Je n’accuse personne, et il me siérait fort mal de me venger des imputations de M. Bourset. J’admets sa bonne foi, et je vous déclare qu’il peut être dans une voie d’erreur et d’enivrement dont il sera victime lui-même.

LE DUC.

Écoutez-le, monsieur Bourset ; M. Freeman parle en galant homme.

BOURSET.

Écoutez-moi un moment, monsieur le duc ; deux mots éclaireront la question. Monsieur fait la cour à ma fille ; je l’ai soustraite à ses poursuites ; je lui ai refusé sa main, et, par vengeance, il veut flétrir mon honneur et ruiner mon crédit. Expliquez-vous avec lui maintenant, vous, monsieur le duc, à qui ma fille est promise.

LE DUC.

Ah ! pardieu ! ce serait trop fort qu’on voulût m’enlever à la fois la main de Louise et mon million, s’il est vrai qu’il repose sur la confiance que votre nom inspire. Optez, monsieur Freeman ; laissez-moi l’un ou l’autre, s’il vous plaît.

GEORGE, à Bourset, avec indignation.

Vous venez de dire une parole bien imprudente, monsieur Bourset. C’est insensé ce que vous venez de faire ! Rien n’enchaînera plus mon indignation. Venez, monsieur le duc, venez entendre la vérité, je la dirai devant tous.

(Il veut sortir, le duc le suit.)
BOURSET, se plaçant devant eux.

C’est à vous d’opter, monsieur le duc. Cet homme, avec de faux renseignements et des preuves absurdes, que, dans le premier mouvement de frayeur, chacun acceptera sans examen, va ruiner mon crédit et vous faire perdre, par conséquent, les fonds que vous avez mis dans l’entreprise. Voyez si vous voulez lui céder la main de ma fille : j’y consens, moi ; car ma ruine va entraîner celle de bien des gens, et je saurai sacrifier mes sympathies à leurs intérêts. Voyez ; s’il parle et si on l’écoute, je ne réponds plus de rien.

LE DUC.

Monsieur Bourset, me croyez-vous lâche, ou me savez-vous homme d’honneur ? Si la vérité n’intéressait que moi, je pourrais refuser de l’entendre ; mais je ne suis pas seul en cause ici, et, si Monsieur doit faire quelque révélation qui soit utile aux autres, j’aime mieux perdre mon argent que ma propre estime. (À Freeman.) Venez, Monsieur !

BOURSET, bas à Freeman

Eh bien ! vous, Monsieur, songez que vous allez décider de votre sort. Gardez le silence, et vous pourrez prétendre à ma fille.