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LES MISSISSIPIENS.

elle est froide !… Oh ! je lui ai fait bien du mal… Oui, cela fait bien du mal, un premier amour brisé !… On en rit, on dit que ce sont des larmes d’enfant… On croit que le luxe, la parure, l’enivrement de l’orgueil, vous consoleront en un jour… On le croit soi-même… Et cela n’est pas vrai, on souffre longtemps… On souffre toujours !… On n’aime plus, mais on a honte de soi-même, et à chaque déception, à chaque douleur qu’on rencontre dans la vie, on se dit : C’est ma faute, j’aurais pu être heureuse… Je ne l’ai pas voulu… j’ai manqué de courage… J’ai eu peur de la misère !… Louise !… Louise !… ma fille, ah !… je l’ai tuée… J’ai tué ma fille !

(Elle la saisit dans ses bras et tâche de la ranimer. Louise revient à elle-même, la regarde d’abord sans la reconnaître, puis se jette dans ses bras et fond en larmes.)
JULIE, pleurant.

Ma fille, vous êtes bien mal.

LOUISE.

Partons, maman.

JULIE.

Non, mon enfant, vous ne le pouvez pas… Je serais trop inquiète de me séparer ainsi de vous ; venez, vous allez vous reposer sur mon lit.

LOUISE.

Eh bien ! maman, comme vous voudrez. Allez au bal, j’attendrai votre retour.

JULIE.

Non, je ne vous quitterai pas. Jamais, jamais, je ne te quitterai plus…

LOUISE.

Oh ! que vous êtes bonne pour moi, maman ! vous m’aimez, vous ?

(Elle se jette à son cou.)
JULIE.

Et si je vous aime, Louise, vous vous consolerez, n’est-ce pas ?

LOUISE.

Oh ! maman, je l’aurais haï, mais je l’aimerai pour m’avoir raprochée de vous aujourd’hui ! Ah ! j’étais bien ingrate de douter de votre cœur ! Il sera mon refuge dans l’avenir.

JULIE, à part.

Et le lien sera mon refuge aussi contre le passé. (Haut.) Viens dans ma chambre ; tu dormiras, je veillerai près de toi. (À part et soutenant sa fille dans ses bras.) Mon Dieu ! voici pourtant une idée de bonheur ; pourquoi ne l’avais-je pas encore comprise ?


ACTE TROISIÈME.


À l’hôtel Bourset. — L’appartement de Samuel Bourset.

Scène PREMIÈRE.


LE DUC, BOURSET.
BOURSET.

Levé avant midi, monsieur le duc ! Après la fatigue de votre bal ? Vraiment, vous êtes de fer. Vous rajeunissez tous les jours !

LE DUC.

Le duc de La F… est venu m’éveiller ce matin avec une nouvelle qui m’a ôté l’envie de me rendormir, je vous assure.

BOURSET.

Parbleu ! la belle fête que vous nous avez donnée cette nuit ! Je suis sûr qu’il ne sera bruit d’autre chose ce soir à la cour et à la ville.

LE DUC.

Il s’agit bien de mon bal ! Parlez-moi donc de ce qui occupe tout le monde et de ce qui m’inquiète en particulier. Que dites-vous de l’arrêt ?

BOURSET.

Celui de ce matin ? C’est un arrêt comme tant d’autres.

LE DUC.

C’est un arrêt comme il ne s’en est jamais vu ! un arrêt à nous ruiner tous ! une exaction, une infamie !

BOURSET.

Bah ! voilà comme vous êtes tous, avec vos méfiances et votre ignorance des affaires ! Est-ce qu’il est exécutable, cet arrêt ? Et d’ailleurs, est-ce qu’il concerne les partisans du système ?

LE DUC.

Partisans ou récalcitrants, il frappe tout le monde. On parle déjà d’arrestations, de visites domiciliaires, de Bastille, de procès, de potence, que sais-je ? Pour nous faire donner notre argent plus vite, et Dieu sait que pourtant nous allions assez vite comme cela ! voilà qu’on imagine de nous le prendre de force ! Merci Dieu ! défense à quiconque veut avoir des valeurs monnayées, de garder chez soi plus de cinq cents livres ! et le reste de notre fortune, on nous le restitue en papier !

BOURSET.

Eh bien ! que vous faut-il donc ? Le papier vaut dix fois l’argent, et vous n’êtes pas content ?

LE DUC.

Voilà un joli arrangement ! L’État déclare que le papier décuple mes rentes, et mon tapissier, mon maître d’hôtel, mon cordonnier, mon valet de chambre, me déclarent qu’ils ne recevront plus aucun paiement effectué dans cette belle monnaie. Nous habillera-t-on avec du papier, maintenant ? Nous chaussera-t-on avec, ou nous en fera-t-on manger ? Qu’est-ce qu’une valeur fictive qu’on nous force à recevoir, et qu’on ne nous permet pas d’échanger ? Si ce papier est meilleur que l’argent, qu’on nous le reprenne quand nous n’en voulons plus, et qu’on nous rende ce vil métal dont nous voulons bien nous contenter. Que diable ! ceci est une plaisanterie de fort mauvais goût, monsieur Bourset ! jamais on n’a imaginé de dépouiller les gens pour les empêcher de se ruiner.

BOURSET.

Vous m’affligez, monsieur le duc ; vrai ! vous me faites de la peine.

LE DUC.

Pardieu ! j’en suis fort marri. Mais votre système m’en fait bien davantage, à moi.

BOURSET.

Est-il possible qu’un homme de votre sens et de votre rang écoute et répète les propos de la populace ignorante et couarde ?

LE DUC.

Il s’agit bien de propos ! Le papier-monnaie tombe-t-il en discrédit, oui ou non ? Le système de Law a-t-il perdu la confiance publique ? dites ! Les actions sur toutes vos belles entreprises, après avoir follement décuplé, sont-elles déjà retombées au-dessous de leur valeur première ? Osez le nier ! Et où s’arrêtera la baisse ?

BOURSET.

Si la confiance publique est ébranlée, n’est-ce pas la faute des ambitieux et des intrigants qui excitent, à force de mensonges, de puériles frayeurs ? N’est-ce pas celle des gens timides qui les écoutent ? Ah ! j’en étais bien sûr que vous arriveriez à me faire des reproches. Je vous le disais bien, l’an dernier, quand vous voulûtes absolument prendre ces actions ! Vous êtes tous les mêmes. Au moment de gagner la partie, on la perd, parce que chacun, frappé de panique, retire son enjeu, et paralyse l’homme habile qui tient les cartes !

UN DOMESTIQUE.

M. le duc de La F… demande à parler à M. le comte.

BOURSET.

Faites-le entrer dans mon cabinet, mais pas par ici ; par le grand salon. Je suis à ses ordres dans un instant.

LE DUC.

Pardieu ! il est inquiet lui-même, votre duc de La F… qui s’entend si bien aux affaires ! Tout le monde l’est. Paris est consterné, et le peuple s’agite.

BOURSET.

Le peuple ! le peuple ! Si on écoutait le peuple, personne ne ferait fortune, et, pour empêcher l’État de s’ac-