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LES MISSISSIPIENS.

fassions, il nous faut suivre l’opinion, accepter ce qu’elle encourage et nous garder de ce qu’elle proscrit. Tu te croyais passablement fortuné et tu allais épouser ta cousine. Un beau matin tu te trouves sur le pavé ; il faut que tu t’en ailles, et de plus il faut que ta cousine se marie. Je sais bien que dans le premier moment tu t’es flatté qu’elle attendrait ton retour des Grandes-Indes. Il a fallu te le laisser croire pour te donner du courage.

LE CHEVALIER.

Eh ! ne pouviez-vous me le laisser croire du moins jusqu’à mon départ !… Quelques jours encore, et je serais parti plein d’avenir, plein d’illusions ; tandis que maintenant je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle.

LE DUC.

Fi donc ! c’est du plus mauvais goût. Mon perruquier en a fait autant la semaine dernière pour la femme de mon valet de chambre. Tu n’en feras rien, mon cher ; un gentilhomme ne doit pas finir comme un pleutre. Et quant au reproche que tu me fais de ne t’avoir pas embarqué avec tes illusions en pacotille, j’ai à te répondre que, si on t’avait laissé l’ombre d’une espérance, tu ne serais jamais parti. Tel est l’homme, surtout quand il est amoureux et qu’il a dix-huit ans.

LE CHEVALIER.

Ah ! que vous étiez tous pressés de me voir partir !… Eh bien ! si je devais subir ce dernier supplice, fallait-il donc mêler le ridicule à l’odieux, et, sous mes yeux, la livrer à un homme de cette espèce ?

LE DUC.

Mon cher ami, cet homme a des millions, et la semaine dernière Sa Majesté a promené elle-même dans ses jardins de Marly, de l’air le plus gracieux qu’on lui ait vu depuis vingt ans, et en disant les plus aimables choses qu’elle ait dites de sa vie, maître Samuel Bernard le financier, l’oncle du Samuel Bourset que nous épousons aujourd’hui. Maître Bernard paie les dettes du roi : cela vaut bien deux heures d’affabilité ; car ce ne sont pas de petites dettes ! mais aussi ce n’est pas un petit monsieur que celui que Louis xiv caresse de la sorte !

LE CHEVALIER.

Et vous aussi, vous contemplez tranquillement de pareilles choses ?

LE DUC.

Moi ? je sais qu’en penser aussi bien que toi. Mais à nous deux nous ne changerons pas le monde. La cour et la ville se modèlent l’une sur l’autre ; le roi est ruiné et nous le sommes. Il est magnifique et veut que nous le soyons ; il s’endette et nous nous endettons ; il flatte la finance et nous tirons le chapeau après lui. Ainsi, ta cousine fait aujourd’hui un excellent mariage, et, à l’heure qu’il est, plus de deux mille nobles familles qui ne savent plus à quel clou se pendre, bien loin de mépriser le sang d’Israël, eussent bien voulu attirer vers elles ce filon d’or.

LE CHEVALIER.

Julie est assez belle, assez charmante, d’une famille assez illustre pour qu’un homme riche et bien né eût recherché sa main.

LE DUC.

Non, pas dans le temps où nous sommes. Et d’ailleurs, chevalier, puisque tu me forces à te le dire, Julie était compromise plus que tu ne le penses par la violence de ton amour. L’attrait d’un grand nom a pu seul déterminer un traitant à passer par-dessus certaines craintes… qui sont un préjugé sans doute, mais un préjugé moins facile à vaincre chez nous autres que chez les gens du commun.

LE CHEVALIER.

Ah ! elle est pure comme la vertu elle-même !… J’en atteste…

LE DUC.

Je ne demande pas cela ; ça ne regarde personne, la voilà mariée…

LE CHEVALIER.

Si cet homme a de pareilles craintes, il n’en est que plus vil de les braver.

LE DUC.

Cet homme quitte aujourd’hui son fâcheux nom de Samuel Bourset pour celui de Bourset de Puymonfort. Sa femme le rebaptise par contrat de mariage ; qui sait ? le roi l’anoblira peut-être. C’est comme cela que les grandes familles se conservent ; c’est l’usage maintenant, il n’y a rien à dire. Les hommes de finance y tiennent beaucoup. S’ils ne changeaient de nom, ils n’arriveraient pas aux emplois, et il faut bien qu’ils y arrivent. Dans vingt ans d’ici ils y seront tous. Heureusement je n’y serai plus… Et toi qui vas en Amérique, je t’en félicite ; je voudrais être assez jeune pour t’accompagner.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! votre froide sévérité sur les choses et sur les hommes de ce temps me gagne et me fortifie… Oui, je partirai, mais sans l’avoir vue… Je veux qu’elle sache que je la méprise trop pour lui dire adieu.

LE DUC, l’observant.

Est-ce que, par hasard, elle comptait te revoir ?

LE CHEVALIER.

Croyez-vous que je serais venu ici de moi-même ? Non, je n’aurais jamais remis les pieds dans cette maison ; mais elle l’a voulu… Tenez, voici le billet que j’ai reçu ce matin…

LE DUC, à part, le parcourant.

Ah ! c’est donc pour cela qu’elle a fait promettre à sa mère de ne pas la conduire directement de l’église à la maison du banquier, mais de la ramener ici pour quelques instants !… (Lisant.) J’ai arraché à maman la promesse que nous nous verrions un instant en sa présence. (Haut.) Mais non pas en la présence du mari, je pense ?… (Avec une mordante ironie.) Bonne mère ! je la reconnais bien là ! (Regardant le chevalier, qui est fort ému.) Et tu comptes accepter ce rendez-vous ?

LE CHEVALIER.

Non pas ! Vous me rappelez à moi-même… je pars à l’instant !… (Il fait quelques pas, regarde autour de lui, et fond en larmes.) Ah ! ce pauvre vieux petit salon où j’ai passé la moitié de ma vie, innocent et pur, auprès d’elle !… heureux comme jamais ne l’a été le roi de France au milieu des pompes de Versailles !… je ne le verrai plus… Je vais vivre sur une terre étrangère, où pas une main amie ne serrera la mienne, où pas un cœur ne comprendra ma souffrance.

LE DUC.

Pauvre chevalier !… il me fait vraiment pitié… Voyons, modère-toi un peu, que diable ! Veux-tu m’écouter un instant et suivre mes conseils ?

LE CHEVALIER.

Parlez ! Je suis privé de force et dépourvu de raison à l’heure qu’il est.

LE DUC.

À ta place, voici ce que je ferais : je ne partirais pas ; du moins je ne partirais que l’année prochaine.

LE CHEVALIER.

Et à quoi bon prolonger d’une année ce supplice, trop long déjà d’une heure ?

LE DUC.

Qu’il est simple ! Mais où donc as-tu été élevé, mon pauvre garçon ? Comment ! tu ne me comprends pas ? Voilà le mariage conclu à ne plus s’en dédire ; ta présence ne peut plus l’embrouiller… Maintenant tu aimes, tu es aimé… Tu me regardes avec de grands yeux ! Que diable ! je ne peux pas parler plus clairement, ce me semble !

LE CHEVALIER.

Que me dites-vous ? Troubler son repos ? ternir sa réputation ?…

LE DUC.

C’est ce que tu fais depuis huit jours avec tes emportements. Calme-toi, sois modeste dans ton bonheur ; tout ira bien, car c’est ainsi que va le monde.

LE CHEVALIER.

Puis-je vivre ainsi, sans fortune et sans état ?

LE DUC.

À quoi bon faire fortune si tu n’épouses pas ? Pourvu