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INDIANA.

dans le plus magique désordre, dans la plus épouvantable confusion. Là un bloc immense pose en équilibre sur de minces fragments ; là-bas une muraille de roches minces, légères, poreuses, s’élève dentelée et brodée à jour comme un édifice moresque ; ici un obélisque de basalte, dont un artiste semble avoir poli et ciselé les flancs, se dresse sur un bastion crénelé ; ailleurs une forteresse gothique croule à côté d’une pagode informe et bizarre. Là se sont donné rendez-vous toutes les ébauches de l’art, toutes les esquisses de l’architecture ; il semble que les génies de tous les siècles et de toutes les nations soient venus puiser leurs inspirations dans cette grande œuvre du hasard et de la destruction. Là, sans doute, de magiques élaborations ont enfanté l’idée de la sculpture moresque. Au sein des forêts, l’art a trouvé dans le palmier un de ses plus beaux modèles. Le vacoa, qui s’ancre et se cramponne à la terre par cent bras partis de sa tige, a dû le premier inspirer le plan d’une cathédrale appuyée sur ses légers arcs-boutants. Dans la Plaine des Géants, toutes les formes, toutes les beautés, toutes les facéties, toutes les hardiesses ont été réunies, superposées, agencées, construites en une nuit d’orage. Les esprits de l’air et du feu présidèrent sans doute à cette diabolique opération ; eux seuls purent donner à leurs essais ce caractère terrible, capricieux, incomplet, qui distingue leurs œuvres de celles de l’homme ; eux seuls ont pu entasser ces blocs effrayants, remuer ces masses gigantesques, jouer avec les monts comme avec des grains de sable, et, au milieu de créations que l’homme a essayé de copier, jeter ces grandes pensées d’art, ces sublimes contrastes impossibles à réaliser, qui semblent défier l’audace de l’artiste, et lui dire par dérision : « Essayez encore cela. »

Je m’arrêtai au pied d’une cristallisation basaltique, haute d’environ soixante pieds, et taillée à facettes comme l’œuvre d’un lapidaire. Au front de ce monument étrange, une large inscription semblait avoir été tracée par une main immortelle. Ces pierres volcanisées offrent souvent le même phénomène. Jadis leur substance, amollie par l’action du feu, reçut, tiède et malléable encore, l’empreinte des coquillages et des lianes qui s’y collèrent. De ces rencontres fortuites, sont résultés des jeux bizarres, des impressions hiéroglyphiques, des caractères mystérieux, qui semblent jetés là comme le seing d’un être surnaturel, écrit en lettres cabalistiques.

Je restai longtemps dominé par la puérile prétention de chercher un sens à ces chiffres inconnus. Ces inutiles recherches me firent tomber dans une méditation profonde pendant laquelle j’oubliai le temps qui fuyait.

Déjà des vapeurs épaisses s’amoncelaient sur les pics de la montagne et s’abaissaient sur ses flancs, dont elles mangeaient rapidement les contours. Avant que j’eusse atteint la moitié de l’arène des Géants, elles fondirent sur la région que je parcourais et l’enveloppèrent d’un rideau impénétrable. Un instant après s’éleva un vent furieux qui les balaya en un clin d’œil. Puis le vent tomba ; le brouillard se reforma, pour être chassé encore par une terrible rafale.

Je cherchai un refuge contre la tempête dans une grotte, qui me protégea ; mais un autre fléau vint se joindre à celui du vent. Des torrents de pluie gonflèrent le lit des rivières, qui toutes ont leurs réservoirs sur le sommet du cône. En une heure tout fut inondé, et les flancs de la montagne ruisselants de toutes parts, formaient une immense cascade qui se précipitait avec furie vers la plaine.

Après deux jours du plus pénible et du plus dangereux voyage, je me trouvai, conduit par la Providence sans doute, à la porte d’une habitation située dans un endroit extrêmement sauvage. La case simple, mais jolie, avait résisté à la tempête, protégée qu’elle était par un rempart de rochers qui se penchaient comme pour lui servir de parasol. Un peu plus bas, une cataracte furieuse se précipitait dans le fond d’un ravin, et y formait un lac débordé, au-dessus duquel des bosquets de beaux arbres élevaient encore leurs têtes flétries et fatiguées.

Je frappai avec empressement ; mais la figure qui se présenta sur le seuil me fit reculer trois pas. Avant que j’eusse élevé la voix pour demander asile, le patron m’avait accueilli par un signe muet et grave. J’entrai donc, et me trouvai seul, face à face avec lui, avec sir Ralph Brown.

Depuis près d’un an que le navire la Nahandove avait ramené M. Brown et sa compagne à la colonie, on n’avait pas vu trois fois sir Ralph à la ville ; et quant à madame Delmare, sa retraite avait été si absolue, que son existence était encore une chose problématique pour beaucoup d’habitants. C’était à peu près vers la même époque que j’avais débarqué à Bourbon pour la première fois, et l’entrevue que j’avais en cet instant avec M. Brown était la seconde de ma vie.

La première m’avait laissé une impression ineffaçable ; c’était à Saint-Paul, sur le bord de la mer. Les traits et le maintien de ce personnage m’avaient d’abord faiblement frappé ; et puis, lorsque par un sentiment d’oisive curiosité j’avais questionné les colons sur son compte, leurs réponses furent si étranges, si contradictoires, que j’examinai avec plus d’attention le solitaire de Bernica.

« C’est un rustre, un homme sans éducation, me disait l’un ; un homme complètement nul, qui ne possède au monde qu’une qualité, celle de se taire.

— C’est un homme infiniment instruit et profond, me dit un autre, mais trop pénétré de sa supériorité, dédaigneux et fat, au point de croire perdues les paroles qu’il hasarderait avec le vulgaire.

— C’est un homme qui n’aime que soi, dit un troisième ; médiocre et non pas stupide, profondément égoïste, on dit même complètement insociable.

— Vous ne savez donc pas ? me dit un jeune homme élevé dans la colonie, et complètement imbu de l’esprit étroit des provinciaux : c’est un misérable, un scélérat, qui a lâchement empoisonné son ami pour épouser sa femme. »

Cette réponse m’étourdit tellement, que je me retournai vers un autre colon, plus âgé, et que je savais doué d’un certain bon sens.

Comme mon regard lui demandait avidement la solution de tous ces problèmes, il me répondit :

« Sir Ralph était jadis un galant homme, que l’on n’aimait pas parce qu’il n’était pas communicatif, mais que l’on estimait. Voilà tout ce que je puis dire de lui ; car, depuis sa malheureuse histoire, je n’ai eu aucune relation avec lui.

— Quelle histoire ? » demandai-je.

On me raconta la mort subite du colonel Delmare, la fuite de sa femme dans la même nuit, le départ et le retour de M. Brown. L’obscurité qui enveloppait toutes ces circonstances n’avait pu être éclaircie par les enquêtes de la justice ; nul n’avait pu prouver le crime de la fugitive. Le procureur du roi avait refusé de poursuivre ; mais on savait la partialité des magistrats pour M. Brown, et on leur faisait un crime de n’avoir pas du moins éclairé l’opinion publique sur une affaire qui laissait la réputation de deux personnes entachée d’un odieux soupçon.

Ce qui semblait confirmer les doutes, c’était le retour furtif des deux accusés et leur établissement mystérieux au fond du désert de Bernica. Ils s’étaient enfuis d’abord, disait-on, pour assoupir l’affaire ; mais l’opinion les avait tellement repoussés en France, qu’ils avaient été contraints de venir se réfugier dans la solitude pour y satisfaire en paix leur criminel attachement.

Mais ce qui réduisait au néant toutes ces versions, c’était une dernière assertion qui me sembla partir de gens mieux informés : madame Delmare, me disait-on avait toujours eu de l’éloignement et presque de l’aversion pour son cousin M. Brown.

J’avais alors regardé attentivement, consciencieusement, pourrais-je dire, le héros de tant de contes étranges. Il était assis sur un ballot de marchandises, attendant le retour d’un marin avec lequel il était entré en marché pour je ne sais quelle emplette ; ses yeux, bleus comme la mer, contemplaient l’horizon avec une expression de rêverie si calme, si candide ; toutes les lignes de son visage s’harmonisaient si bien ; les nerfs, les muscles, le