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INDIANA.

je compte sur vous, mon cher Raymon, pour faire entendre raison à la mienne. Elle a confiance en vous ; employez votre ascendant à l’empêcher de pleurer ; je déteste les pleurs. »

Raymon promit de revenir le lendemain annoncer à madame Delmare la décision de son mari.

« C’est un vrai service que vous me rendrez, dit le colonel ; j’emmènerai Ralph à la ferme, afin que vous soyez libre de causer avec elle. »

« Eh bien ! à la bonne heure ! » Pensa Raymon en s’en allant.

XIX.

Les projets de M. Delmare s’accordaient assez avec le désir de Raymon ; il prévoyait que cet amour, qui chez lui tirait à sa fin, ne lui apporterait bientôt plus que des importunités et des tracasseries ; il était bien aise de voir les événements s’arranger de manière à le préserver des suites fastidieuses et inévitables d’une intrigue épuisée. Il ne s’agissait plus pour lui que de profiter des derniers moments d’exaltation de madame Delmare, et de laisser ensuite à son destin bénévole le soin de le débarrasser de ses pleurs et de ses reproches.

Il se rendit donc au Lagny le lendemain, avec l’intention d’amener à son apogée l’enthousiasme de cette femme malheureuse.

« Savez-vous, Indiana, lui dit-il en arrivant, le rôle que votre mari m’impose auprès de vous ? Étrange commission, en vérité ! Il faut que je vous supplie de partir pour l’île Bourbon, que je vous exhorte à me quitter, à m’arracher le cœur et la vie. Croyez-vous qu’il ait bien choisi son avocat ? »

La gravité sombre de madame Delmare imposa une sorte de respect aux artifices de Raymon.

« Pourquoi venez-vous me parler de tout ceci ? lui dit-elle. Craignez-vous que je me laisse ébranler ? Avez-vous peur que j’obéisse ? Rassurez-vous, Raymon, mon parti est pris ; j’ai passé deux nuits à le retourner sous toutes les faces ; je sais à quoi je m’expose ; je sais ce qu’il faudra braver, ce qu’il faudra sacrifier, ce qu’il faudra mépriser ; je suis prête à franchir ce rude passage de ma destinée. Ne serez-vous point mon appui et mon guide ? »

Raymon fut tenté d’avoir peur de ce sang-froid et de prendre au mot ces folles menaces ; et puis il se retrancha dans l’opinion où il était qu’Indiana ne l’aimait point, et qu’elle appliquait maintenant à sa situation l’exagération des sentiments qu’elle avait puisée dans les livres. Il s’évertua à l’éloquence passionnée, à l’improvisation dramatique, afin de se maintenir au niveau de sa romanesque maîtresse, et il réussit à prolonger son erreur. Mais pour un auditeur calme et impartial, cette scène d’amour eût été la fiction théâtrale aux prises avec la réalité. L’enflure des sentiments, la poésie des idées chez Raymon, eussent semblé une froide et cruelle parodie des sentiments vrais qu’Indiana exprimait si simplement : à l’un l’esprit, à l’autre le cœur.

Raymon, qui craignait pourtant un peu l’accomplissement de ses promesses s’il ne minait pas avec adresse le plan de résistance qu’elle avait arrêté, lui persuada de feindre la soumission ou l’indifférence jusqu’au moment où elle pourrait se déclarer en rébellion ouverte. Il fallait, avant de se prononcer, lui dit-il, qu’ils eussent quitté le Lagny, afin d’éviter le scandale vis-à-vis des domestiques, et la dangereuse intervention de Ralph dans les affaires.

Mais Ralph ne quitta point ses amis malheureux. En vain il offrit toute sa fortune, et son château de Bellerive, et ses rentes d’Angleterre, et la vente de ses plantations aux colonies ; le colonel fut inflexible. Son amitié pour Ralph avait diminué ; il ne voulait plus rien lui devoir. Ralph, avec l’esprit et l’adresse de Raymon, eût pu le fléchir peut-être ; mais quand il avait nettement déduit ses idées et déclaré ses sentiments, le pauvre baronnet croyait avoir tout dit, et il n’espérait jamais faire rétracter un refus. Alors il afferma Bellerive, et suivit M. et madame Delmare à Paris, en attendant leur départ pour l’île Bourbon.

Le Lagny fut mis en vente avec la fabrique et les dépendances. L’hiver s’écoula triste et sombre pour madame Delmare. Raymon était bien à Paris, il la voyait bien tous les jours ; il était attentif, affectueux ; mais il restait à peine une heure chez elle. Il arrivait à la fin du dîner, et, en même temps que le colonel sortait pour ses affaires, il sortait aussi pour aller dans le monde. Vous savez que le monde était l’élément, la vie de Raymon ; il lui fallait ce bruit, ce mouvement, cette foule, pour respirer, pour ressaisir tout son esprit, toute son aisance, toute sa supériorité. Dans l’intimité il savait se faire aimable ; dans le monde, il redevenait brillant ; et alors ce n’était plus l’homme d’une coterie, l’ami de tel ou tel autre : c’était l’homme d’intelligence qui appartient à tous et pour qui la société est une patrie.

Et puis Raymon avait des principes, nous vous l’avons dit. Quand il vit le colonel lui témoigner tant de confiance et d’amitié, le regarder comme le type de l’honneur et de la franchise, l’établir comme médiateur entre sa femme et lui, il résolut de justifier cette confiance, de mériter cette amitié, de réconcilier ce mari et cette femme, de repousser de la part de l’une toute préférence qui eût pu porter préjudice au repos de l’autre. Il redevint moral, vertueux et philosophe. Vous verrez pour combien de temps.

Indiana, qui ne comprit point cette conversion, souffrit horriblement de se voir négligée ; cependant elle eut encore le bonheur de ne pas s’avouer la ruine entière de ses espérances. Elle était facile à tromper ; elle ne demandait qu’à l’être, tant sa vie réelle était amère et désolée ! Son mari devenait presque insociable. En public il affectait le courage et l’insouciance stoïque d’un homme de cœur ; rentré dans le secret de son ménage, ce n’était plus qu’un enfant irritable, rigoriste et ridicule. Indiana était la victime de ses ennuis, et il y avait, nous l’avouerons, beaucoup de sa propre faute. Si elle eût élevé la voix, si elle se fût plainte avec affection, mais avec énergie, Delmare, qui n’était que brutal, eût rougi de passer pour méchant. Rien n’était plus facile que d’attendrir son cœur et de dominer son caractère, quand on voulait descendre à son niveau et entrer dans le cercle d’idées qui était à la portée de son esprit. Mais Indiana était raide et hautaine dans sa soumission ; elle obéissait toujours en silence, mais c’était le silence et la soumission de l’esclave qui s’est fait une vertu de la haine et un mérite de l’infortune. Sa résignation, c’était la dignité d’un roi qui accepte des fers et un cachot, plutôt que d’abdiquer sa couronne et de se dépouiller d’un vain titre. Une femme de l’espèce commune eût dominé cet homme d’une trempe vulgaire ; elle eût dit comme lui et se fût réservé le plaisir de penser autrement ; elle eût feint de respecter ses préjugés, et elle les eût foulés aux pieds en secret ; elle l’eût caressé et trompé. Indiana voyait beaucoup de femmes agir ainsi ; mais elle se sentait si au-dessus d’elles qu’elle eût rougi de les imiter. Vertueuse et chaste, elle se croyait dispensée de flatter son maître dans ses paroles, pourvu qu’elle le respectât dans ses actions. Elle ne voulait point de sa tendresse, parce qu’elle n’y pouvait pas répondre. Elle se fût regardée comme bien plus coupable de témoigner de l’amour à ce mari qu’elle n’aimait pas, que d’en accorder à l’amant qui lui en inspirait. Tromper, c’était là le crime à ses yeux, et vingt fois par jour elle se sentait prête à déclarer qu’elle aimait Raymon ; la crainte seule de perdre Raymon la retenait. Sa froide obéissance irritait le colonel bien plus que ne l’eût fait une rébellion adroite. Si son amour-propre eût souffert de n’être pas le maître absolu dans sa maison, il souffrait bien davantage de l’être d’une façon odieuse ou ridicule. Il eût voulu convaincre, et il ne faisait que commander ; régner, et il gouvernait. Parfois il donnait chez lui un ordre mal exprimé, ou bien il dictait sans réflexion des ordres nuisibles à ses propres intérêts. Madame Delmare les faisait exécuter sans examen, sans appel, avec l’indifférence du cheval qui traîne la charrue dans un