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INDIANA.

fort bien en ce moment des anxiétés de madame Delmare. Il en souffrait plus qu’elle-même, et il flottait irrésolu entre le désir de lui donner des avertissements salutaires et la crainte de s’abandonner à des sentiments qu’il désavouait ; enfin l’intérêt de sa cousine l’emporta, et il rassembla toutes les forces de son âme pour rompre le silence.

« Cela me rappelle, lui dit-il tout à coup en suivant le cours de l’idée qui le préoccupait intérieurement, qu’il y a aujourd’hui un an nous étions assis, vous et moi, sous cette cheminée, comme nous voici maintenant ; la pendule marquait à peu près la même heure, le temps était sombre et froid comme ce soir… Vous étiez souffrante, et vous aviez des idées tristes ; ce qui me ferait presque croire à la vérité des pressentiments.

— Où veut-il en venir ? pensa madame Delmare en regardant son cousin avec une surprise mêlée d’inquiétude.

— Te souviens-tu, Indiana, continua-t-il, que tu te sentis alors plus mal qu’à l’ordinaire ? Moi, je me rappelle tes paroles comme si elles retentissaient encore à mes oreilles : « Vous me traiterez de folle, disais-tu ; mais il y a un danger qui se prépare autour de nous et qui pèse sur quelqu’un ; sur moi, sans doute, ajoutas-tu ; je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée ; j’ai peur… » Ce sont tes propres expressions, Indiana.

— Je ne suis plus malade, répondit Indiana, qui était redevenue tout d’un coup aussi pâle qu’au temps dont parlait sir Ralph ; je ne crois plus à ces vaines frayeurs…

— Moi, j’y crois, reprit-il, car ce soir-là, tu fus prophète, Indiana ; un grand danger nous menaçait, une influence funeste enveloppait cette paisible demeure…

— Mon Dieu ! je ne vous comprends pas !…

— Tu vas me comprendre, ma pauvre amie. C’est ce soir-là que Raymon de Ramière entra ici… Tu te souviens dans quel état… »

Ralph attendit quelques instants sans oser lever les yeux sur sa cousine ; comme elle ne répondit rien, il continua :

« Je fus chargé de le rendre à la vie et je le fis, autant pour te satisfaire que pour obéir aux sentiments de l’humanité ; mais en vérité, Indiana, malheur à moi pour avoir conservé la vie de cet homme ! C’est vraiment moi qui ai fait tout le mal.

— Je ne sais de quel mal vous voulez me parler, » répondit Indiana sèchement.

Elle était profondément blessée de l’explication qu’elle prévoyait.

« Je veux parler de la mort de cette infortunée, dit Ralph. Sans lui, elle vivrait encore ; sans son fatal amour, cette belle et honnête fille qui vous chérissait serait encore à vos côtés… »

Jusque-là madame Delmare ne comprenait pas. Elle s’irritait jusqu’au fond de l’âme de la tournure étrange et cruelle que prenait son cousin pour lui reprocher son attachement à M. de Ramière.

« C’en est assez, » dit-elle en se levant.

Mais Ralph ne parut pas y prendre garde.

« Ce qui m’a toujours étonné, dit-il, c’est que vous n’ayez pas deviné le véritable motif qui amenait ici M. de Ramière par-dessus les murs. »

Un rapide soupçon passa dans l’âme d’Indiana, ses jambes tremblèrent sous elle, et elle se rassit.

Ralph venait d’enfoncer le couteau et d’entamer une affreuse blessure. Il n’en vit pas plus tôt l’effet qu’il eut horreur de son ouvrage ; il ne songeait plus qu’au mal qu’il venait de faire à la personne qu’il aimait le mieux au monde ; il sentit son cœur se briser. Il eût pleuré amèrement alors s’il avait pu pleurer ; mais l’infortuné n’avait pas le don des larmes, il n’avait rien de ce qui traduit éloquemment le langage de l’âme ; le sang-froid extérieur avec lequel il consomma cette opération cruelle lui donna l’air d’un bourreau aux yeux d’Indiana.

« C’est la première fois, lui dit-elle avec amertume, que je vois votre antipathie pour M. de Ramière employer des moyens indignes de vous ; mais je ne vois pas en quoi il importe à votre vengeance d’entacher la mémoire d’une personne qui me fut chère, et que son malheur eût dû nous rendre sacrée. Je ne vous ai pas fait de questions, sir Ralph ; je ne sais de quoi vous me parlez. Veuillez me permettre de n’en pas écouter davantage. »

Elle se leva, et laissa M. Brown étourdi et brisé.

Il avait bien prévu qu’il n’éclairerait madame Delmare qu’à ses propres dépens ; sa conscience lui avait dit qu’il fallait parler, quoi qu’il en pût résulter, et il venait de le faire avec toute la brusquerie de moyens, toute la maladresse d’exécution dont il était capable. Ce qu’il n’avait pas bien apprécié, ce fut la violence d’un remède si tardif.

Il quitta le Lagny désespéré, et se mit à errer au milieu de la forêt dans une sorte d’égarement.

Il était minuit, Raymon était à la porte du parc. Il l’ouvrit ; mais en entrant, il sentit sa tête se refroidir. Que venait-il faire à ce rendez-vous ? Il avait pris des résolutions vertueuses ; serait-il donc récompensé par une chaste entrevue, par un baiser fraternel, des souffrances qu’il s’imposait en cet instant ? Car si vous vous souvenez en quelles circonstances il avait jadis traversé ces allées et franchi ce jardin, la nuit, furtivement, vous comprendrez qu’il fallait un certain degré de courage moral pour aller chercher le plaisir sur une telle route et au travers de pareils souvenirs.

À la fin d’octobre, le climat des environs de Paris devient brumeux et humide, surtout le soir autour des rivières. Le hasard voulut que cette nuit-là fût blanche et opaque comme l’avaient été les nuits correspondantes du printemps précédent. Raymon marcha avec incertitude parmi les arbres enveloppés de vapeurs ; il passa devant la porte d’un kiosque qui renfermait, l’hiver, une fort belle collection de géraniums. Il jeta un regard sur la porte, et son cœur battit malgré lui à l’idée extravagante qu’elle allait s’ouvrir peut-être et laisser sortir une femme enveloppée d’une pelisse… Raymon sourit de cette faiblesse superstitieuse, et continua son chemin. Néanmoins le froid l’avait gagné, et sa poitrine se resserrait à mesure qu’il approchait de la rivière.

Il fallait la traverser pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit était un petit pont de bois jeté d’une rive à l’autre ; le brouillard devenait plus épais encore sur le lit de la rivière, et Raymon se cramponna à la rampe pour ne pas s’égarer dans les roseaux qui croissaient autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant à percer les vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitées par le vent et par le mouvement de l’eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur les feuilles et frissonnait parmi les remous légers, comme des plaintes, comme des paroles humaines entrecoupées. Un faible sanglot partit à côté de Raymon, et un mouvement soudain ébranla les roseaux ; c’était un courlis qui s’envolait à son approche. Le cri de cet oiseau des rivages ressemble exactement au vagissement d’un enfant abandonné ; et quand il s’élance du creux des joncs, on dirait le dernier effort d’une personne qui se noie. Vous trouverez peut-être Raymon bien faible et bien pusillanime : ses dents se contractèrent, et il faillit tomber ; mais il s’aperçut vite du ridicule de cette frayeur et franchit le pont.

Il en avait atteint la moitié lorsqu’une forme humaine à peine distincte se dressa devant lui, au bout de la rampe, comme si elle l’eût attendu au passage. Les idées de Raymon se confondirent, son cerveau bouleversé n’eut pas la force de raisonner ; il retourna sur ses pas, et resta caché dans l’ombre des arbres, contemplant d’un œil fixe et terrifié cette vague apparition qui restait là flottante, incertaine, comme la brume de la rivière et le rayon tremblant de la lune. Il commençait à croire pourtant que la préoccupation de son esprit l’avait abusé, et que ce qu’il prenait pour une figure humaine n’était que l’ombre d’un arbre ou la tige d’un arbuste, lorsqu’il la vit distinctement se mouvoir, marcher et venir à lui.

En ce moment, si ses jambes ne lui eussent entièrement refusé le service, il se fût enfui aussi rapidement, aussi lâchement que l’enfant qui passe le soir auprès des cime-