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INDIANA.

d’art et de charme qu’Indiana se laissait entraîner au besoin d’aimer et de respecter tout ce qu’aimait et respectait Raymon. Au fait, il était prouvé que Ralph était un égoïste ; quand il soutenait une idée généreuse, on souriait ; il était avéré que son esprit et son cœur étaient alors en contradiction. Ne valait-il pas mieux croire Raymon, qui avait une âme si chaleureuse, si large et si expansive ?

Il y avait pourtant bien des moments où Raymon oubliait à peu près son amour pour ne songer qu’à son antipathie. Auprès de madame Delmare il ne voyait que sir Ralph, qui, avec son rude et froid bon sens, osait s’attaquer à lui, homme supérieur, qui avait terrassé de si nobles ennemis. Il était humilié de se voir aux prises avec un si pauvre adversaire, et alors il l’accablait du poids de son éloquence ; il mettait en œuvre toutes les ressources de son talent, et Ralph, étourdi, lent à rassembler ses idées, plus lent encore à les exprimer, subissait la conscience de sa faiblesse.

Dans ces moments-là, il semblait à Indiana que Raymon était tout à fait distrait d’elle ; elle avait des mouvements d’inquiétude et d’effroi en songeant que peut-être tous ces nobles et grands sentiments si bien dits n’étaient que le pompeux étalage des mots, l’ironique faconde de l’avocat, s’écoutant lui-même et s’exerçant à la comédie sentimentale qui doit surprendre la bonhomie de l’auditoire. Elle tremblait surtout lorsqu’en rencontrant son regard, elle croyait y voir briller, non le plaisir d’avoir été compris par elle, mais l’amour-propre triomphant d’avoir fait un beau plaidoyer. Elle avait peur alors, et songeait à Ralph, l’égoïste, envers qui l’on était injuste peut-être ; mais Ralph ne savait rien dire pour prolonger cette incertitude, et Raymon était habile à la dissiper.

Il n’y avait donc qu’une existence vraiment troublée, qu’un bonheur vraiment gâté dans cet intérieur ; c’était l’existence, c’était le bonheur de Ralph, homme malheureusement né, pour qui la vie n’avait jamais eu d’aspects brillants, de joies pleines et pénétrantes ; grande et obscure infortune que personne ne plaignait et qui ne se plaignait à personne ; destinée vraiment maudite, mais sans poésie, sans aventure ; destinée commune, bourgeoise et triste, qu’aucune amitié n’avait adoucie, qu’aucun amour n’avait charmée, qui se consumait en silence avec l’héroïsme que donnent l’amour de la vie et le besoin d’espérer ; être isolé qui avait eu un père et une mère comme tout le monde, un frère, une femme, un fils, une amie, et qui n’avait rien recueilli, rien gardé de toutes ces affections ; étranger dans la vie, qui passait mélancolique et nonchalant, n’ayant pas même ce sentiment exalté de son infortune qui fait trouver du charme dans la douleur.

Malgré la force de son caractère, cet homme se sentit quelquefois découragé de la vertu. Il haïssait Raymon, et d’un mot il pouvait le chasser du Lagny ; mais il ne le fit pas, parce que Ralph avait une croyance, une seule qui était plus forte que les mille croyances de Raymon. Ce n’était ni l’église, ni la monarchie, ni la société, ni la réputation, ni les lois, qui lui dictaient ses sacrifices et son courage, c’était la conscience.

Il avait vécu tellement seul, qu’il n’avait pu s’habituer à compter sur les autres ; mais aussi, dans cet isolement, il avait appris à se connaître lui-même. Il s’était fait un ami de son propre cœur ; à force de se replier en lui et de se demander la cause des injustices d’autrui, il s’était assuré qu’il ne les méritait par aucun vice ; il ne s’en irritait plus, parce qu’il faisait peu de cas de sa personne, qu’il savait être insipide et commune. Il comprenait l’indifférence dont il était l’objet, et il en avait pris son parti ; mais son âme lui disait qu’il était capable de ressentir tout ce qu’il n’inspirait pas, et s’il était disposé à pardonner tout aux autres, il était décidé à ne rien tolérer en lui. Cette vie tout intérieure, ces sensations tout intimes, lui donnaient toutes les apparences de l’égoïsme, et peut-être rien n’y ressemble plus que le respect de soi-même.

Cependant, comme il arrive souvent qu’en voulant trop bien faire nous faisons moins bien, il arriva que sir Ralph commit une grande faute par un scrupule de délicatesse, et causa un mal irréparable à madame Delmare, dans la crainte de charger sa conscience d’un reproche. Cette faute fut de ne pas l’instruire des causes véritables de la mort de Noun. Sans doute, alors, elle eût réfléchi aux dangers de son amour pour Raymon ; mais nous verrons plus tard pourquoi M. Brown n’osa pas éclairer sa cousine, et quels scrupules pénibles lui firent garder le silence sur un point si important. Quand il se décida à le rompre, il était trop tard ; Raymon avait eu le temps d’établir son empire.

Un événement inattendu venait d’ébranler l’avenir du colonel et de sa femme ; une maison de commerce de Belgique, sur laquelle reposait toute la prospérité de l’entreprise Delmare, avait fait tout à coup faillite, et le colonel, à peine rétabli, venait de partir en toute hâte pour Anvers.

Le voyant encore si faible et si souffrant, sa femme avait voulu l’accompagner ; mais M. Delmare, menacé d’une ruine complète, et résolu de faire honneur à tous ses engagements, craignit que son voyage n’eût l’air d’une fuite, et voulut laisser sa femme au Lagny comme une caution de son retour. Il refusa de même la compagnie de sir Ralph, et le pria de rester pour servir d’appui à madame Delmare, en cas de tracasseries de la part des créanciers inquiets ou pressés.

Au milieu de ces circonstances fâcheuses, Indiana ne s’effraya que de la possibilité de quitter le Lagny et de s’éloigner de Raymon ; mais il la rassura en lui démontrant que le colonel irait indubitablement à Paris. Il lui jura qu’il la suivrait d’ailleurs en quelque lieu et sous quelque prétexte que ce fût, et la crédule femme s’estima presque heureuse d’un malheur qui lui permettait d’éprouver l’amour de Raymon. Quant à lui, un espoir vague, une pensée irritante et continuelle l’absorbait depuis la nouvelle de cet événement : il allait enfin se trouver seul avec Indiana ; ce serait la première fois depuis six mois. Elle n’avait jamais semblé chercher à l’éviter, et, quoique peu pressé de triompher d’un amour dont la chasteté naïve avait pour lui l’attrait de la singularité, il commençait à sentir qu’il était de son honneur de le conduire à un résultat. Il repoussait avec probité toute insinuation malicieuse sur ses relations avec madame Delmare ; il assurait fort modestement qu’il n’existait entre elle et lui qu’une douce et calme amitié ; mais, pour rien au monde, il n’eût voulu avouer, même à son meilleur ami, qu’il était aimé passionnément depuis six mois, et qu’il n’avait encore rien obtenu de cet amour.

Il fut un peu trompé dans son attente en voyant que sir Ralph semblait déterminé à remplacer M. Delmare pour la surveillance, qu’il s’établissait au Lagny dès le matin et ne retournait à Bellerive que le soir ; même, comme ils avaient, pendant quelque temps, la même route à suivre pour gagner leurs gîtes respectifs, Ralph mettait une insupportable affectation de politesse à conformer son départ à celui de Raymon. Cette contrainte devint bientôt odieuse à M. de Ramière, et madame Delmare crut y voir, en même temps qu’une défiance injurieuse pour elle, l’intention de s’arroger un pouvoir despotique sur sa conduite.

Raymon n’osait demander une entrevue secrète ; chaque fois qu’il avait fait cette tentative, madame Delmare lui avait rappelé certaines conditions établies entre eux. Cependant huit jours s’étaient déjà écoulés depuis le départ du colonel ; il pouvait être bientôt de retour ; il fallait profiter de l’occasion. Céder la victoire à sir Ralph était un déshonneur pour Raymon. Il glissa un matin la lettre suivante dans la main de madame Delmare :

« Indiana ! vous ne m’aimez donc pas comme je vous aime ? Mon ange ! je suis malheureux, et vous ne le voyez pas. Je suis triste, inquiet de votre avenir, non du mien ; car, en quelque lieu que vous soyez, j’irai vivre et mourir. Mais la misère m’effraie pour vous ; débile et frêle comme vous l’êtes, ma pauvre enfant, comment supporteriez-vous les privations ? Vous avez un cousin riche et libéral, votre mari acceptera peut-être de sa main ce qu’il refusera de la mienne. Ralph adoucira votre sort, et moi, je ne ferai rien pour vous !