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INDIANA.

la maison paternelle. Malheureux tous deux, nous nous comprenions déjà. Il m’apprenait la langue de son père, et je lui bégayais la langue du mien. Ce mélange d’espagnol et d’anglais était peut-être l’expression du caractère de Ralph. Quand je me jetai à son cou, je m’aperçus qu’il pleurait, et, sans comprendre pourquoi, je me mis à pleurer aussi. Alors il me serra sur son cœur, et fit, m’a-t-il dit depuis, le serment de vivre pour moi, enfant délaissée, sinon haïe, à qui du moins son amitié serait bonne et sa vie profitable. Je fus donc le premier et le seul lien de sa triste existence. Depuis ce jour, nous ne nous quittâmes presque plus ; nous passions nos jours libres et sains dans la solitude des montagnes. Mais peut-être que ces récits de notre enfance vous ennuient, et que vous aimeriez mieux rejoindre la chasse en un temps de galop.

— Folle !… dit Raymon en retenant la bride du cheval que montait madame Delmare.

— Eh bien ! je continue, reprit-elle. Edmond Brown le frère aîné de Ralph, mourut à vingt ans ; sa mère mourut elle-même de chagrin, et son père fut inconsolable. Ralph eût voulu adoucir sa douleur ; mais la froideur avec laquelle M. Brown accueillit ses premières tentatives augmenta encore sa timidité naturelle. Il passait des heures entières triste et silencieux auprès de ce vieillard désolé, sans oser lui adresser un mot ou une caresse, tant il craignait de lui offrir des consolations déplacées et insuffisantes. Son père l’accusa d’insensibilité, et la mort d’Edmond laissa le pauvre Ralph plus malheureux et plus méconnu que jamais. J’étais sa seule consolation.

— Je ne puis le plaindre, quoi que vous fassiez, interrompit Raymon ; mais il y a dans sa vie et dans la vôtre une chose que je ne m’explique pas : c’est qu’il ne vous ait point épousée.

— Je vais vous en donner une fort bonne raison, reprit-elle. Quand je fus en âge d’être mariée, Ralph, plus âgé que moi de dix ans (ce qui est une énorme distance dans notre climat, où l’enfance des femmes est si courte), Ralph, dis-je, était déjà marié.

— Sir Ralph est veuf ? Je n’ai jamais entendu parler de sa femme.

— Ne lui en parlez jamais. Elle était jeune, riche et belle ; mais elle avait aimé Edmond, elle lui avait été destinée, et quand, pour obéir à des intérêts et à des délicatesses de famille, il lui fallut épouser Ralph, elle ne chercha pas même à lui dissimuler son aversion. Il fut obligé de passer avec elle en Angleterre ; et lorsqu’il revint à l’île Bourbon, après la mort de sa femme, j’étais mariée à M. Delmare, et j’allais partir pour l’Europe. Ralph essaya de vivre seul ; mais la solitude aggravait ses maux. Quoiqu’il ne m’ait jamais parlé de madame Ralph Brown, j’ai tout lieu de croire qu’il avait été encore plus malheureux dans son ménage que dans sa famille, et que des souvenirs récents et douloureux ajoutaient à sa mélancolie naturelle. Il fut de nouveau attaqué du spleen ; alors il vendit ses plantations de café et vint s’établir en France. La manière dont il se présenta à mon mari est originale, et m’eût fait rire si l’attachement de ce digne Ralph ne m’eût touchée.

« Monsieur, lui dit-il, j’aime votre femme ; c’est moi qui l’ai élevée ; je la regarde comme ma sœur, et plus encore comme ma fille. C’est la seule parente qui me reste et la seule affection que j’aie. Trouvez bon que je me fixe auprès de vous et que nous passions tous les trois notre vie ensemble ? On dit que vous êtes un peu jaloux de votre femme, mais on dit que vous êtes plein d’honneur et de probité. Quand je vous aurai donné ma parole que je n’eus jamais d’amour pour elle et que je n’en aurai jamais, vous pourrez me voir avec aussi peu d’inquiétude que si j’étais réellement votre beau frère. N’est-il pas vrai, Monsieur ?

« M. Delmare, qui tient beaucoup à sa réputation de loyauté militaire, accueillit cette franche déclaration avec une sorte d’ostentation de confiance. Cependant il fallut plusieurs mois d’un examen attentif pour que cette confiance fût aussi réelle qu’il s’en vantait. Maintenant elle est inébranlable comme l’âme constante et pacifique de Ralph.

— Êtes-vous donc bien convaincue, Indiana, dit Raymon, que sir Ralph ne se trompe pas un peu lui-même en jurant qu’il n’eut jamais d’amour pour vous ?

— J’avais douze ans quand il quitta l’île Bourbon pour suivre sa femme en Angleterre ; j’en avais seize lorsqu’il me retrouva mariée et il en témoigna plus de joie que de chagrin. Maintenant Ralph est tout à fait vieux.

— À vingt-neuf ans ?

— Ne riez pas. Son visage est jeune, mais son cœur est usé à force d’avoir souffert, et Ralph n’aime plus rien afin de ne plus souffrir.

— Pas même vous ?

— Pas même moi. Son amitié n’est plus que de l’habitude ; jadis elle fut généreuse lorsqu’il se chargea de protéger et d’instruire mon enfance, et alors je l’aimais comme il m’aime aujourd’hui, à cause du besoin que j’avais de lui. Aujourd’hui, j’acquitte de toute mon âme la dette du passé, et ma vie s’écoule à tâcher d’embellir et désennuyer la sienne. Mais quand j’étais enfant, j’aimais avec l’instinct plus qu’avec le cœur, au lieu que lui, devenu homme, m’aime moins avec le cœur qu’avec l’instinct. Je lui suis nécessaire parce que je suis presque seule à l’aimer ; et même aujourd’hui que M. Delmare lui témoigne de l’attachement, il l’aime presque autant que moi ; sa protection, autrefois si courageuse devant le despotisme de mon père, est devenue tiède et prudente devant celui de mon mari. Il ne se reproche pas de me voir souffrir, pourvu que je sois auprès de lui ; il ne se demande pas si je suis malheureuse, il lui suffit de me voir vivante. Il ne veut pas me prêter un appui qui adoucirait mon sort, mais qui, en le brouillant avec M. Delmare, troublerait la sérénité du sien. À force de s’entendre répéter qu’il avait le cœur sec, il se l’est persuadé, et son cœur s’est desséché dans l’inaction où, par défiance, il l’a laissé s’endormir. C’est un homme que l’affection d’autrui eût pu développer ; mais elle s’est retirée de lui, et il s’est flétri. Maintenant il fait consister le bonheur dans le repos, le plaisir dans les aises de la vie. Il ne s’informe pas des soucis qu’il n’a pas ; il faut dire le mot : Ralph est égoïste.

— Eh bien ! tant mieux, dit Raymon, je n’ai plus peur de lui ; je l’aimerai même, si vous voulez.

— Oui ! aimez-le, Raymon, répondit-elle, il y sera sensible ; et pour nous, ne nous inquiétons jamais de définir pourquoi l’on nous aime, mais comment l’on nous aime. Heureux celui qui peut être aimé, n’importe par quel motif !

— Ce que vous dites, Indiana, reprit Raymon en saisissant sa taille souple et frêle, c’est la plainte d’un cœur solitaire et triste ; mais, avec moi, je veux que vous sachiez pourquoi et comment, pourquoi surtout ?

— C’est pour me donner du bonheur, n’est-ce pas ? lui dit-elle avec un regard triste et passionné.

— C’est pour te donner ma vie, » dit Raymon en effleurant de ses lèvres les cheveux flottants d’Indiana.

Une fanfare voisine les avertit de s’observer ; c’était sir Ralph, qui les voyait, ou ne les voyait pas.

XIV.

Lorsque les limiers furent lancés, Raymon s’étonna de ce qui semblait se passer dans l’âme d’Indiana. Ses yeux et ses joues s’animèrent ; le gonflement de ses narines trahit je ne sais quel sentiment de terreur ou de plaisir, et tout à coup, quittant son côté et pressant avec ardeur les flancs de son cheval, elle s’élança sur les traces de Ralph. Raymon ignorait que la chasse était la seule passion que Ralph et Indiana eussent en commun. Il ne se doutait pas non plus que, dans cette femme si frêle et en apparence si timide, résidât un courage plus que masculin, cette sorte d’intrépidité délirante qui se manifeste parfois comme une crise nerveuse chez les êtres les plus faibles. Les femmes ont rarement le courage physique qui consiste à lutter d’inertie contre la douleur ou le danger ; mais elles ont souvent le courage moral qui s’exalte