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INDIANA.

— Non, il y a un bon feu.

— Tu rêves ! je viens de le traverser.

— Mais votre souper vous attend.

— Je ne veux pas souper ; d’ailleurs, il n’y a rien de prêt. Va chercher mon boa, que j’ai laissé dans la voiture.

— Tout à l’heure.

— Pourquoi pas tout de suite ? Va donc, va donc ! »

En parlant ainsi, elle poussait Noun d’un air folâtre, et celle-ci, voyant qu’il fallait de la hardiesse et du sang-froid, sortit quelques instants. Mais à peine fut-elle hors de l’appartement que madame Delmare poussa le verrou, et, détachant son vitchoura, le posa sur le lit à côté de son chapeau. Dans cet instant, elle approcha Raymon de si près, qu’il fit un mouvement pour se reculer ; mais le lit, posé sur des roulettes apparemment très-mobiles, céda avec un léger bruit. Madame Delmare étonnée, mais non effrayée, car elle pouvait croire que le lit avait été poussé par elle-même, avança néanmoins la tête, écarta un peu le rideau, et découvrit, dans la demi-clarté que jetait le feu de la cheminée, la tête d’un homme qui se dessinait sur la muraille.

Épouvantée, elle fit un cri, s’élança vers la cheminée pour s’emparer de la sonnette et appeler du secours. Raymon eût mieux aimé passer encore une fois pour un voleur que d’être reconnu dans cette situation. Mais, s’il ne prenait ce dernier parti, madame Delmare allait appeler ses gens et se compromettre elle-même. Il espéra en l’amour qu’il lui avait inspiré, et, s’élançant sur elle, il essaya d’arrêter ses cris et de l’éloigner de la sonnette en lui disant à demi-voix, de peur d’être entendu de Noun, qui sans doute n’était pas loin :

« C’est moi, Indiana, reconnais-moi, et pardonne-moi. Indiana ! pardonnez à un malheureux dont vous avez égaré la raison, et qui n’a pu se résoudre à vous rendre à votre mari avant de vous avoir vue encore une fois. »

Et comme il pressait Indiana dans ses bras, autant pour l’attendrir que pour l’empêcher de sonner, Noun frappa à la porte avec angoisse. Madame Delmare, se dégageant alors des bras de Raymon, courut ouvrir et revint tomber sur un fauteuil.

Pâle et près de mourir, Noun se jeta contre la porte du corridor pour empêcher les domestiques, qui allaient et venaient, de troubler cette scène étrange ; plus pâle encore que sa maîtresse, les genoux tremblants, le dos collé à la porte, elle attendait son sort.

Raymon sentit qu’avec de l’adresse il pouvait encore tromper ces deux femmes à la fois.

« Madame, dit-il en se mettant à genoux devant Indiana, ma présence ici doit vous sembler un outrage ; me voici à vos pieds pour en implorer le pardon. Accordez-moi un tête-à-tête de quelques instants, et je vous expliquerai…

— Taisez-vous, monsieur, et sortez d’ici, s’écria madame Delmare en reprenant toute la dignité de son rôle ; sortez-en publiquement. Noun, ouvrez cette porte et laissez passer monsieur, afin que tous mes domestiques le voient et que la honte d’un tel procédé retombe sur lui seul. »

Noun, se croyant découverte, vint se jeter à genoux à côté de Raymon. Madame Delmare, gardant le silence, la contemplait avec surprise.

Raymon voulut s’emparer de sa main ; mais elle la lui retira avec indignation. Rouge de colère, elle se leva, et lui montrant la porte :

« Sortez, vous dis-je ! répéta-t-elle ; sortez, car votre conduite est infâme. Ce sont donc là les moyens que vous vouliez employer ! vous, Monsieur, caché dans ma chambre comme un voleur ! C’est donc une habitude chez vous que de vous introduire ainsi dans les familles ! c’est là l’attachement si pur que vous me juriez hier soir ! C’est ainsi que vous deviez me protéger, me respecter et me défendre ! Voilà le culte que vous me rendez ! Vous voyez une femme qui vous a secouru de ses mains, qui, pour vous rendre la vie, a bravé la colère de son mari ; vous l’abusez par une feinte reconnaissance, vous lui jurez un amour digne d’elle, et pour prix de ses soins, pour prix de sa crédulité, vous voulez surprendre son sommeil et hâter votre succès par je ne sais quelle infamie ! Vous gagnez sa femme de chambre, vous vous glissez presque dans son lit, comme un amant déjà heureux ; vous ne craignez pas de mettre ses gens dans la confidence d’une intimité qui n’existe pas… Allez, Monsieur, vous avez pris soin de me désabuser bien vite !… Sortez, vous dis-je, ne restez pas un instant de plus chez moi !… Et vous, misérable fille, qui respectez si peu l’honneur de votre maîtresse, vous méritez que je vous chasse. Ôtez-vous de cette porte, vous dis-je !… »

Noun, à demi morte de surprise et de désespoir, avait les yeux fixés sur Raymon comme pour lui demander l’explication de ce mystère inouï. Puis, l’air égaré, tremblante, elle se traîna vers Indiana, et, lui saisissant le bras avec force :

« Qu’est-ce que vous avez dit ? s’écria-t-elle, les dents contractées par la colère ; cet homme avait de l’amour pour vous ?

— Eh ! vous le saviez bien, sans doute ! dit madame Delmare en la poussant avec force et dédain ; vous saviez bien quels motifs un homme peut avoir pour se cacher derrière les rideaux d’une femme. Ah ! Noun ! ajouta-t-elle en voyant le désespoir de cette fille, c’est une lâcheté insigne et dont je ne t’aurais jamais crue capable ; tu as voulu vendre l’honneur de celle qui avait tant de foi au tien !… »

Madame Delmare pleurait, mais de colère en même temps que de douleur. Jamais Raymon ne l’avait vue si belle ; mais il osait à peine la regarder, car sa fierté de femme outragée le forçait à baisser les yeux. Il était là consterné, pétrifié par la présence de Noun. S’il eût été seul avec madame Delmare, il aurait eu peut-être la puissance de l’adoucir. Mais l’expression de Noun était terrible ; la fureur et la haine avaient décomposé ses traits.

Un coup frappé à la porte les fit tressaillir tous trois. Noun s’élança de nouveau pour défendre l’entrée de la chambre ; mais madame Delmare, la repoussant avec autorité, fit à Raymon le geste impératif de se retirer vers l’angle de l’appartement. Alors, avec ce sang-froid qui la rendait si remarquable dans les moments de crise, elle s’enveloppa d’un châle, entr’ouvrit elle-même la porte, et demanda au domestique qui avait frappé ce qu’il avait à lui dire :

« M. Rodolphe Brown vient d’arriver, répondit-il ; il demande si madame veut le recevoir.

— Dites à M. Rodolphe que je suis charmée de sa visite et que je vais aller le trouver. Faites du feu au salon, et qu’on prépare à souper. Un instant ! Allez me chercher la clef du petit parc. »

Le domestique s’éloigna. Madame Delmare resta debout, tenant toujours la porte entr’ouverte, ne daignant pas écouter Noun, et commandant impérieusement le silence à Raymon.

Le domestique revint trois minutes après. Madame Delmare, tenant toujours le battant de la porte entre lui et M. de Ramière, reçut la clef, lui ordonna d’aller hâter le souper, et, dès qu’il fut parti, s’adressant à Raymon :

« L’arrivée de mon cousin sir Brown, lui dit-elle, vous sauve du scandale auquel je voulais vous livrer ; c’est un homme d’honneur et qui prendrait chaudement ma défense ; mais comme je serais fâchée d’exposer la vie d’un homme comme lui contre celle d’un homme comme vous, je vous permets de vous retirer sans éclat. Noun, qui vous a fait entrer ici, saura vous en faire sortir. Allez !

— Nous nous reverrons, madame, répondit Raymon avec un effort d’assurance ; et, quoique je sois bien coupable, vous regretterez peut-être la sévérité avec laquelle vous me traitez maintenant.

— J’espère, monsieur, que nous ne nous reverrons jamais, » répondit-elle.

Et, toujours debout, tenant la porte, et sans daigner s’incliner, elle le vit sortir avec sa tremblante et misérable complice.

Seul dans l’obscurité du parc avec elle, Raymon s’attendait à des reproches ; Noun ne lui adressa pas une parole. Elle le conduisit jusqu’à la grille du parc de réserve,