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LE PICCININO.

parfois d’une méfiance outrageante, parce qu’il était horriblement poltron ; mais, aveuglé par une sotte présomption et troublé par une grossière impatience, il se fût laissé prendre au piége. Un peu de violence, un homme aposté derrière la porte, eût suffi pour le faire tomber dans les mains du bandit. Il y avait encore bien d’autres ruses avec lesquelles le Piccinino était habitué à se jouer, et qui eussent aussi bien réussi ; car l’abbé, avec toutes ses intrigues, sa curiosité, son espionnage perpétuel, ses mensonges effrontés et sa persévérance sans pudeur, était un misérable du dernier ordre, et l’homme le plus borné et le moins habile qu’il y eût au monde. On craint trop les scélérats, en général ; on ne sait point que la plupart sont des imbéciles. Il n’eût pas fallu à l’abbé Ninfo la moitié des peines qu’il se donnait, pour faire le double de mal, s’il eût eu tant soit peu d’intelligence et de véritable pénétration.

Ainsi, l’on a vu qu’il était toujours à côté de la vérité dans ses découvertes ; il avait pris mille déguisements et inventé mille arcanes classiques pour observer ce qui se passait à la villa Palmarosa, et il se croyait certain que Michel était l’amant de la princesse. Il était à cent lieues de soupçonner la nature du lien qui pouvait les rapprocher. Il eût pu aisément surprendre la religion du docteur Recuperati, dont l’honnêteté rigide manquait de prévoyance et de lumière ; et pourtant, pour lui dérober le testament, il avait remis de jour en jour, et n’avait jamais réussi à lui inspirer la moindre confiance. Il lui était impossible, tant sa figure portait le cachet d’une bassesse sans mélange et sans bornes, de jouer pendant cinq minutes le rôle d’un homme de bien.

Ses vices le gênaient, comme il l’avouait et le proclamait lui-même quand il était ivre. Débauché, cupide, et intempérant au point de perdre la tête dans les moments où il avait le plus besoin de lucidité, il n’avait jamais mené à bien aucune intrigue difficile. Le cardinal s’était servi de lui longtemps comme d’un agent de police auquel rien ne répugnait, et il ne lui avait jamais attribué plus de valeur qu’à un instrument du dernier ordre. Dans ses jours d’esprit et de cynisme, le prélat l’avait flétri d’une épithète dont il ne pouvait se relever, et que nous ne saurions traduire.

Aussi n’avait-il jamais été pour rien dans les secrets de famille ou les affaires d’État qui avaient occupé la vie de monsignor Ieronimo. Le mépris qu’il lui inspirait avait survécu à la perte de sa mémoire, et le prélat paralytique, et presque en enfance, n’en avait même pas peur, et ne retrouvait la parole avec lui que pour lui appliquer l’infâme surnom dont il l’avait gratifié.

Une autre preuve de l’idiotisme de l’abbé, c’était la confiance qu’il nourrissait de pouvoir séduire toutes les femmes qui lui faisaient envie.

« Avec un peu d’or et beaucoup de mensonges, disait-il, avec des menaces, des promesses et des compliments, on s’empare de la plus fière comme de la plus humble. »

En conséquence, il se flattait d’avoir part à la fortune d’Agathe en faisant enlever celui qu’il présumait être son amant. Il n’était capable que d’une chose, c’était de placer Michel sous la carabine d’un bandit, et de crier feu dans un moment de vanité et de cupidité déçue ; il n’eût osé le tuer lui-même, de même qu’il n’eût osé faire outrage à Mila, si elle eût levé seulement une paire de ciseaux pour le menacer.

Mais quelque abject que fût cet homme, il avait une certaine puissance pour le mal ; elle ne venait pas de lui, la méchanceté des autres hommes l’en avait investi. La police napolitaine lui prêtait son lâche et odieux secours, quand il le réclamait. Il avait fait exiler, ruiner ou languir dans les cachots bien des victimes innocentes, et il eût fort bien pu s’emparer de Michel, sans aller chercher le secours des bandits de la montagne.

Mais il voulait pouvoir le rendre au besoin, pour une rançon considérable, et il voulait faire discuter l’affaire par des brigands avoués qui auraient intérêt à ne pas le trahir. Tout son rôle, en ceci, consistait donc à aller chercher des bravi et à leur dire : J’ai découvert une intrigue d’amour qui vaut de l’or. Faites le coup, et nous partagerons les produits. »

Mais en cela encore, il avait été dupe. Un bravo adroit, qui travaillait à la ville, sous la direction du Piccinino, et qui ne se fût point permis de rien faire sans le consulter, avait trompé l’abbé en l’attirant à un rendez-vous, où il n’avait pas vu le véritable Piccinino, mais auquel le Piccinino avait assisté derrière une cloison. Le Piccinino avait menacé ensuite de casser la tête au premier des deux complices qui parlerait ou qui agirait sans son ordre, et on le savait homme à tenir parole. D’ailleurs, ce jeune aventurier gouvernait sa bande avec une habileté si grande, un mélange de douceur et de despotisme si bien combinés, que jamais, sur une plus grande échelle, il est vrai, et dans des entreprises plus vastes, son père n’avait été à la fois aimé et redouté comme lui. Il pouvait donc être tranquille ; ses secrets n’eussent pas été révélés à la torture, et il pouvait, cette fois, satisfaire le caprice qu’il avait souvent de terminer tout seul, sans confident et sans aide, une entreprise où il n’était pas besoin de force majeure, mais seulement de finesse et de ruse.

Voilà pourquoi le Piccinino, sûr de son plan, qui était des plus simples, voulait y mêler, pour son propre compte, des incidents poétiques, singuliers et romanesques, ou des enivrements réels, à son choix. Sa vive imagination et son caractère froid le lançaient sans cesse dans des essais contradictoires, d’où il savait sortir toujours, grâce à sa grande intelligence et à l’empire qu’il exerçait sur lui-même. Il avait toujours mené si bien sa barque que, hormis ses complices et le nombre très-restreint de ses amis intimes, personne n’aurait pu prouver que le fameux capitaine Piccinino, bâtard del Destatore, et le tranquille villageois Carmelo Tomabene, étaient le même homme. Ce dernier aussi passait bien pour un fils de Castro-Reale ; mais il y en avait tant d’autres, dans la montagne, qui se vantaient de cette périlleuse origine !

XXXV.

LE BLASON.

L’ennemi vraiment redoutable, s’il eût voulu l’être, de la famille Lavoratori était donc le Piccinino ; mais Mila ne s’en doutait point, et Fra-Angelo comptait sur cet élément d’héroïsme qui faisait, si l’on peut ainsi dire, la moitié de l’âme de son élève. Le bon religieux n’était pourtant pas sans inquiétude ; il avait espéré qu’il le reverrait bientôt et qu’il pourrait s’assurer de ses dispositions ; mais il l’avait attendu et cherché en vain. Il commençait à se demander s’il n’avait pas enfermé le loup dans la bergerie, et si ce n’était pas une grande faute que de s’associer aux gens capables de faire ce qu’on ne voudrait pas faire soi-même.

Il se rendit à la villa Palmarosa, à l’heure de la sieste, et trouva Agathe disposée à goûter les douceurs de ce moment d’apathie si nécessaire aux peuples du Midi.

« Soyez tranquille, mon bon père, lui dit-elle, mon inquiétude s’est dissipée avec la nuit. Au point du jour j’étais si peu rassurée sur les intentions de votre élève que j’ai été moi-même m’assurer qu’il n’avait point égorgé Michel cette nuit. Mais l’enfant dormait paisiblement, et le Piccinino était sorti avant l’aube.

― Vous avez été vous informer vous-même, Madame ? Quelle imprudence ! Et que dira-t-on dans le faubourg d’une telle démarche ?

― On n’en saura jamais rien, je l’espère. J’ai été seule et à pied, bien enveloppée du mazzaro classique[1] ; et si j’ai été rencontrée par quelqu’un de ma connaissance, à coup sûr je n’ai pas été reconnue. D’ailleurs, mon bon père, je n’ai plus de craintes sérieuses. L’abbé ne sait rien.

― Vous en êtes sûre ?

― J’en suis très-sûre, et le cardinal est aussi incapa-

  1. Manteau de soie noire qui enveloppe la taille et recouvre la tête.