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LE PICCININO.

ajouta-t-il, il a trahi ma confiance jusqu’au bout ; il vous a dit le nom…

― Oh ! Michel est incapable de trahir la confiance de personne, répondit-elle, soutenant son courage à la hauteur de la crise qu’elle provoquait ; et moi, Magnani, je suis incapable d’exciter mon frère à une si mauvaise action. D’ailleurs, en quoi-cela eût-il pu m’intéresser, je vous le demande ?

― Il est certain que cela ne peut que vous être fort indifférent, répondit Magnani abattu.

― Indifférent n’est pas le mot, reprit-elle ; j’ai pour vous beaucoup d’estime et d’amitié, Magnani, et je fais des vœux pour votre bonheur. Mais moi, je suis occupée du mien aussi, ce qui ne me permet pas trop d’être oisive et curieuse des secrets d’autrui.

― Votre bonheur ! À votre âge, Mila, le bonheur, c’est l’amour ; vous aimez donc aussi ?

― Aussi ? et pourquoi pas ? Me trouvez-vous trop jeune pour songer à cela ?

― Ah ! chère enfant, c’est à ton âge qu’il y faut songer, car au mien, l’amour, c’est le désespoir.

― Vous n’êtes donc point aimé ? Je ne m’étais pas trompée en pensant que vous étiez malheureux ?

― Non, je ne suis point aimé, répondit-il avec abandon, et je ne le serai jamais ; je n’ai même jamais songé à l’être. »

Une femme plus romanesque et plus cultivée que Mila eût pu regarder cet aveu comme l’obstacle formel à toute espérance ; mais elle prenait la vie plus simplement et avec une logique plus vraie : S’il n’a point d’espoir, il guérira, pensa-t-elle.

« Je vous plains bien, dit-elle à Magnani, car c’est un si grand bonheur que de se sentir aimé, et il doit être si affreux d’aimer seul !

― Vous ne connaîtrez jamais une pareille infortune, répondit Magnani ; et celui que vous aimez doit être le plus reconnaissant, le plus fier des hommes !

― Je ne suis pas trop mécontente de lui, reprit-elle, satisfaite du mouvement de jalousie qu’elle sentait s’élever dans le cœur troublé et irrésolu de ce jeune homme ; mais écoutez, Magnani, on a fait du bruit dans la chambre de mon frère ! »

Magnani courut vers l’autre porte ; mais, tandis qu’il faisait de vains efforts pour distinguer la nature du bruit qui avait frappé l’oreille de Mila, elle entendit un frôlement dans la cour. Elle regarda à travers la jalousie, et, faisant signe à Magnani, elle lui montra l’hôte mystérieux de Michel, qui gagnait la rue avec tant d’adresse et de légèreté, qu’à moins d’avoir l’oreille fine, l’œil sûr, et d’être aux aguets avec connaissance de cause, il eût été impossible de s’apercevoir de sa retraite.

Michel lui-même n’avait pas été tiré du faible assoupissement où il était tombé.

Mila était encore inquiète, bien que Magnani la pressât de prendre du repos, lui promettant qu’il veillerait encore dans la cour ou sur la galerie, et que Michel ne sortirait pas sans lui. Dès que Magnani l’eut quittée, elle fit tomber une chaise et tira bruyamment sa table sur le plancher pour entendre Michel s’éveiller et remuer à son tour.

Le jeune homme ne tarda pas à entrer chez elle, après avoir regardé avec étonnement son propre lit, où le corps léger du Piccinino n’avait guère laissé plus de traces que s’il eût été un spectre. Il trouva Mila encore debout et lui reprocha son insomnie volontaire. Mais elle lui expliqua ses inquiétudes ; et, sans parler de Magnani, car la princesse lui avait bien recommandé de ne pas informer Michel de son assistance, elle lui raconta l’impertinente et bizarre visite du Piccinino. Elle lui dit aussi quelques mots du moine, et lui fit promettre qu’il ne la quitterait pas de la matinée, et qu’ensuite, s’il était mandé auprès de la princesse, il ne sortirait pas sans la prévenir, parce qu’elle était résolue à chercher un asile chez quelque amie et à ne pas rester seule dans la maison.

Michel s’y engagea sans peine. Il ne comprenait rien à la conduite du bandit en cette circonstance. Mais on pense bien qu’une telle audace jointe à l’impudence du prétendu moine ne lui laissaient guère l’esprit en repos.

Lorsqu’il retourna dans sa chambre, après avoir barricadé lui-même la porte de la galerie, pour mettre sa sœur à l’abri de quelque nouvelle tentative, il chercha des yeux le cyclamen qu’il avait contemplé si douloureusement en s’assoupissant devant sa table. Mais le cyclamen avait disparu. Le Piccinino avait remarqué que la princesse avait, comme le jour du bal, un bouquet de ces fleurs à la main ou sous sa main, et qu’elle paraissait même avoir contracté l’habitude de jouer avec ce bouquet plus qu’avec l’éventail, inséparable compagnon de toutes les femmes du midi. Il avait remarqué aussi que Michel conservait bien précieusement une de ces fleurs, et qu’il l’avait attirée plusieurs fois près de son visage, puis éloignée avec vivacité, durant les premières agitations de sa veillée. Il avait deviné le charme mystérieux attaché à cette plante, et il n’était pas sorti sans l’ôter malicieusement du verre que Michel tenait encore dans sa main engourdie. Il avait jeté la petite fleur au fond de la gaine de son poignard, en se disant : Si je frappe quelqu’un aujourd’hui, ce stigmate de la dame de mes pensées restera peut-être dans la blessure.

Michel essaya de faire comme le Piccinino, c’est-à-dire de retrouver la lucidité de ses pensées, en s’abandonnant à une ou deux heures de sommeil véritable. Il avait exigé que Mila aussi se couchât réellement, et, pour être plus sûr de la bien garder, il avait laissé ouverte la porte qui séparait leurs chambres. Il eut un sommeil lourd, comme on l’a dans la première jeunesse, mais agité de rêves pénibles et confus, comme cela était inévitable dans une situation telle que la sienne. Lorsqu’il s’éveilla, peu après le jour, il essaya de rassembler ses pensées, et une des premières qui lui vint fut de regarder s’il n’avait pas rêvé la soustraction du précieux cyclamen.

Sa surprise fut grande lorsqu’en jetant les yeux sur le verre qu’il avait laissé vide en s’endormant, il le trouva rempli de cyclamens éclatants de fraîcheur.

« Mila, dit-il en apercevant sa sœur déjà relevée et rhabillée, vous avez donc encore, malgré nos inquiétudes et nos dangers, des idées riantes et poétiques ? Voilà des fleurs presque aussi belles que toi ; mais elles ne remplaceront jamais celle que j’ai perdue.

― Tu te figurais, répondit-elle, que je l’avais prise ou renversée après le départ de ton singulier acolyte ; tu me grondais presque, et tu ne voulais pas te souvenir que je n’avais seulement pas songé à remettre le pied dans ta chambre mystérieuse ! À présent, tu m’accuses d’avoir remplacé cette fleur par d’autres, ce qui n’est pas moins extravagant ; car, où les aurais-je prises ? Ne suis-je pas enfermée du côté de la galerie ? N’as-tu pas ma clef sous ton chevet ? À moins qu’il ne pousse de ces jolies fleurettes sur le mien, ce qui est possible… en rêve.

― Mila, tu es persifleuse à tout propos et en toute saison. Tu pouvais avoir ce bouquet hier soir. N’avais-tu pas été à la villa Palmarosa dans l’après-midi ?

― Ces fleurs ne poussent donc que dans le boudoir de madame Agathe ? Je comprends maintenant pourquoi tu les aimes tant. Et où donc avais-tu cueilli celle que tu as cherchée si longtemps ce matin, au lieu de te coucher bien vite ?

― Je l’avais cueillie dans mes cheveux, petite, et je crois que mon esprit était sorti de ma tête avec elle.

― Ah ! c’est très-bien ; je comprends pourquoi tu déraisonnes maintenant. »

Michel n’en put savoir davantage. Mila était aussi calme et aussi rieuse en s’éveillant qu’elle s’était endormie troublée et poltronne. Il n’en obtint pas autre chose que des quolibets comme elle savait les dire, empreints toujours d’un sens métaphorique et d’une sorte de poésie enfantine.

Elle lui redemanda la clef de sa chambre, et, tandis qu’il s’habillait en rêvant, elle se mit à vaquer, avec sa promptitude et son enjouement accoutumés, aux soins du ménage. Elle franchissait les escaliers et les corridors en chantant comme l’alouette matinale. Michel, triste comme un soleil d’hiver sur les glaces du pôle, l’entendait faire crier les planches sous ses pieds bondissants,