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LE PICCININO.

― J’ai une jeune sœur qui l’est passablement, répondit Michel en souriant ; mais elle sera couchée à cette heure-ci. D’ailleurs, fiez-vous à moi, comme je me suis fié à vous ; je vous donnerai mon propre lit, et je veillerai dans la chambre si vous le désirez.

― J’accepte, dit le bandit, » qui, tout en causant avec Michel, essayait d’entendre les paroles sans importance directe que, pour ne pas gêner l’entretien des deux jeunes gens, la princesse échangeait avec le marquis. Michel remarqua que, malgré la prétention du Piccinino à ne pouvoir faire deux choses à la fois, tandis qu’il lui parlait, il ne perdait pas un geste, un mot, un mouvement d’Agathe.

Quand il se fut assuré, auprès de Michel, des deux heures de repos absolu qui lui étaient, disait-il, indispensables pour le rendre capable d’agir ensuite, le Piccinino se leva et se disposa à la retraite. Mais la lenteur coquette avec laquelle il drapait son manteau sur sa taille souple, la grâce languissante de son air distrait durant cette opération importante, et l’imperceptible frémissement de sa moustache noire et soyeuse, annonçaient assez qu’il s’en allait à regret, et un peu comme un homme qui s’efforce de chasser les fumées de l’ivresse pour retourner au travail.

« Vous voulez n’être pas vu ? lui dit Agathe ; montez avec Michel dans la voiture du marquis, il vous conduira jusqu’à l’entrée du faubourg, et vous pourrez vous glisser par les petites rues…

― Grand merci, Signora ! répondit le bandit. Je n’ai pas envie de mettre vos gens et ceux de M. le marquis dans la confidence. Demain matin, l’abbé Ninfo, qui est plus pénétrant qu’ils ne sont discrets, saurait qu’un montagnard est sorti de vos appartements sans qu’on l’y ait vu entrer ; et M. l’abbé, trouvant à cela un air de bravo, me ferait l’affront de me retirer la confiance dont il m’honore. Il faut que je sois son fidèle Achates et son excellent ami pendant douze heures encore. Je m’en irai avec Michel par où je suis venu.

― Et quand vous reverrai-je ? lui dit Agathe en lui tendant courageusement la main, malgré le feu lascif de ses yeux obstinés.

― Vous ne me reverrez, dit-il en pliant un genou et en baisant sa main avec une sorte de fureur qui contrastait avec l’humilité de son attitude, que lorsque vos ordres seront exécutés. J’ignore le jour et l’heure, mais je vous réponds de tous vos amis, même du gros docteur, sur ma vie ! Je sais le chemin de votre casino. Quand je sonnerai un, trois et sept à la grille du parterre, Votre Seigneurie daignera-t-elle me faire admettre en sa présence ?

― Vous pouvez y compter, capitaine, répondit-elle sans laisser rien paraître de l’effroi que lui causait cette demande. »

Le marquis de la Serra se hâta de partir en même temps que les deux jeunes gens, qui sortaient du boudoir.

Son respect pour la princesse était si ombrageux, qu’il n’eût voulu pour rien au monde se donner l’attitude d’un amant favorisé. Mais il descendit lentement l’escalier du palais, toujours inquiet, et prêt à remonter au moindre bruit.

En sortant du parterre, le Piccinino referma lui-même la grille, et rendit la clé à Michel en lui reprochant son étourderie.

« Sans moi, dit-il, cette clé importante, cette clé inimitable serait restée dans la serrure. »

Un instant de sang-froid, avant son entrée dans le boudoir, avait suffi au bandit pour prendre l’empreinte de cette clé sur une boule de cire qu’il portait toujours avec lui à tout événement.

À peine étaient-ils sur l’escalier, qu’une camériste dévouée vint dire à Agathe :

« Le jeune homme que Votre Altesse a fait demander l’attend dans la galerie de peinture. »

Agathe plaça son doigt sur ses lèvres, pour que la camériste eût à parler encore plus bas dans ces sortes d’occasions, et elle descendit un étage pour rejoindre Magnani qui l’attendait, en effet, dans la galerie, depuis plus d’une demi-heure.

Le pauvre Magnani, depuis qu’il avait reçu le message mystérieux de la princesse, était plus mort que vif. Bien différent du Piccinino, il était si loin de concevoir la moindre espérance, qu’il imaginait tout ce qu’il y a de pire. « J’aurai commis une énorme faute, se disait-il, en confiant à Michel le secret de ma folie. Il en aura parlé avec sa sœur ; Mila aura vu la princesse, qui la traite en enfant gâté. Le babillage de cet enfant, qui ne peut comprendre la gravité d’une semblable révélation, aura effrayé et révolté la princesse. Mais pourquoi ne pas me bannir sans explication ? Que pourra-t-elle me dire qui ne soit mortellement douloureux et inutilement cruel ? »

Cette heure d’attente lui parut un siècle. Il avait froid, il se sentait mourir, quand la porte secrète de la galerie s’ouvrit sans bruit, et qu’il vit approcher la blanche Agathe, pâle des émotions qu’elle venait d’affronter, et diaphane dans sa mante de dentelle blanche. L’immense galerie n’était éclairée que par une petite lampe ; il lui sembla que la princesse ne marchait pas, et qu’elle glissait vers lui à la manière des ombres.

Elle s’approcha sans hésitation, et lui tendit la main comme à un ami intime. Et, comme il hésitait à avancer la sienne, croyant rêver ou craignant de se méprendre sur l’intention de ce geste, elle lui dit d’une voix douce, mais ferme :

« Donne-moi ta main, mon enfant, et dis-moi si tu as conservé pour moi l’amitié que tu m’as témoignée une fois, lorsque tu as cru me devoir une vive reconnaissance pour la guérison de ta mère. T’en souviens-tu ? Moi, je ne l’ai jamais oublié, cet élan de ton généreux cœur pour moi ! »

Magnani ne put répondre. Il n’osa porter à ses lèvres la main d’Agathe. Il la serra doucement dans la sienne en se courbant. Elle sentit qu’il tremblait.

« Tu es fort timide, lui dit-elle ; j’espère que, si tu as peur de moi, il n’entre aucune méfiance dans ton embarras. Il faut que je te parle vite ; réponds-moi de même. Es-tu disposé à me rendre un grand service, au péril de ta vie ? Je te le demande au nom de ta mère ! »

Magnani se mit à genoux. Ses yeux remplis de larmes purent seuls répondre de son enthousiasme ou de son dévoûment. Agathe le comprit.

« Tu vas retourner à Catane, lui dit-elle, et courir jusqu’à ce que tu rencontres deux hommes qui sortent d’ici, et qui n’auront pas cinq minutes d’avance sur toi.

« L’un est Michel-Ange Lavoratori ; tu le reconnaîtras facilement au clair de la lune. L’autre est un montagnard roulé dans son manteau ; tu les suivras sans paraître les observer ; mais tu ne les perdras pas de vue. Tu seras prêt, au moindre geste suspect de cet homme, à te jeter sur lui et à le terrasser. Tu es fort, ajouta-t-elle en touchant le bras robuste du jeune artisan ; mais il est agile et perfide. Méfie-toi ! Tiens, voici un poignard, ne t’en sers que pour ta défense. Cet homme est mon ennemi ou mon sauveur, je l’ignore. Ménage ses jours. Fuis avec Michel, si tu peux éviter une lutte sanglante… Tu demeures dans la même maison que Michel, n’est-ce pas ?

― À peu près, Signora.

― Tiens-toi à portée de le secourir à la moindre alarme. Ne te couche pas ; passe cette nuit à veiller aussi près de sa chambre que tu le pourras. Cet homme sortira avant le jour ; ne sors de ta maison et ne laisse Michel s’en éloigner que vous ne soyez ensemble, toujours ensemble, entends-tu ? Et prêt à tout événement, jusqu’à ce que je fasse lever la consigne. Demain, je t’expliquerai tout. Je te verrai. Compte que tu auras en moi, dès ce jour, une seconde mère. Viens, mon enfant, suis-moi ; je vais te mettre sur les traces de Michel et de son compagnon. »

Elle le prit par le bras, et l’emmena vivement dans le casino, qu’elle traversa avec lui sans ajouter un mot. Elle lui ouvrit la grille du parterre, et lui montrant l’escalier de laves, « Va, dit-elle, promptitude, précaution, et ton grand cœur d’homme du peuple pour bouclier à ton ami ! »

Magnani descendit l’escalier avec autant de rapidité et