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LE PICCININO.

reuse. Vos paroles me font du bien, capitaine, et je vous bénis de la confiance que vous me témoignez en me révélant la vérité. Toute ma crainte était là, en effet ; mais, puisque le cardinal ne se souvient de rien, et que l’abbé ignore tout, je m’en remets à votre sagesse pour le reste. Tenez, capitaine, je crois que voici ce qui reste à faire. Trouvez, dans votre génie, un moyen de vous emparer du testament, et faites-le savoir à l’abbé, afin qu’il ne songe plus à persécuter le digne docteur, et occupez l’abbé de manière à ce qu’il laisse mourir en paix mon malheureux oncle. Ce sera terminer diplomatiquement une affaire où j’ai tremblé qu’il n’y ait du sang répandu pour de misérables intérêts d’argent.

― Votre Excellence va bien vite ! reprit le Piccinino. L’abbé n’est pas si facile à endormir sur un autre point, qu’il m’est impossible, malgré mon respect, ma crainte et mon embarras, de passer sous silence.

― Parlez ! parlez ! dit Agathe vivement.

― Eh bien, puisque Votre Altesse m’y autorise et ne veut pas comprendre à demi-mot, je lui dirai que l’abbé Ninfo, tout en cherchant des intrigues politiques qu’il n’a pu découvrir, a mis la main sur une affaire d’amour dont il a fait son profit.

― Je ne comprends pas, dit la princesse avec un accent de candeur qui fit tressaillir l’aventurier. « Le Ninfo m’aurait-il joué, pensa-t-il, ou bien cette femme est-elle de force à lutter contre moi ? Nous verrons bien. »

― Madame, dit-il d’un ton mielleux, en attirant et en retenant contre sa poitrine la belle main d’Agathe, vous allez me haïr… Mais il faut bien que je vous serve malgré vous en vous éclairant. L’abbé a découvert que Michel-Ange Lavoratori était introduit tous les jours, à certaines heures, dans les appartements réservés de votre casino ; qu’il ne mangeait point avec vos gens ni avec les autres ouvriers, mais avec vous, en secret ; enfin, que s’il faisait sa sieste, c’était entre les bras de la plus belle et de la plus aimable des femmes qu’il se reposait de ses travaux d’artiste.

― C’est faux ! s’écria la princesse ; c’est une infâme calomnie. J’ai traité ce jeune homme avec la distinction que je croyais devoir à son talent et à ses idées. Il a mangé avec son père dans une pièce voisine, et il a fait la sieste dans ma galerie de peinture. L’abbé Ninfo n’a pas bien observé, car il aurait pu vous dire que Michel, accablé de fatigue, a passé deux ou trois nuits dans un coin de ma maison…

― Il me l’a dit aussi, répondit le Piccinino, qui ne voulait jamais avoir l’air d’ignorer ce qu’on lui apprenait.

― Eh bien, monsieur de Castro-Reale, reprit Agathe d’une voix ferme et en le regardant en face, le fait est certain ; mais je puis vous jurer sur l’âme de ma mère et sur celle de la vôtre, et Michel pourrait vous faire le même serment, que ce jeune homme ne m’avait encore jamais vue avant le jour du bal où son père me l’a présenté pour la première fois, en présence de deux cents ouvriers. Je lui ai parlé durant le bal, sur l’escalier du palais, au milieu de la foule, et M. de la Serra, qui me donnait le bras, lui a fait, ainsi que moi, compliment de ses peintures. Depuis ce moment-là, jusqu’à celui où nous sommes, Michel ne m’avait pas revue ; demandez-le-lui à lui-même ! Capitaine, vous n’êtes pas un homme qu’on puisse tromper ; faites usage de votre clairvoyance, et je m’en rapporte à elle. »

En présence d’une déclaration si nette, et faite avec l’assurance que peut seule donner la vérité, le Piccinino frémit de plaisir, et pressa si fort contre son sein la main d’Agathe, qu’elle pressentit enfin les sentiments du bandit. Elle eut un moment de terreur, auquel vint se joindre un souvenir affreux. Mais elle comprit, d’un seul coup d’œil, toute l’étendue du péril qui avait menacé Michel, et, remettant à un moment plus favorable d’aviser à sa propre sûreté, elle se promit de ménager l’orgueil de Carmelo Tomabene.

« Quel intérêt, s’écria celui-ci, l’abbé Ninfo avait-il donc à nous débiter cette étrange histoire ? »

Agathe crut comprendre que l’abbé avait deviné l’extravagante passion dont elle voyait enfin le bandit possédé pour elle, et qu’il avait voulu stimuler sa vengeance par cette délation. « S’il en est ainsi, pensait-elle, je me servirai des mêmes armes que toi, misérable Ninfo, puisque aussi bien tu me les avais fournies d’avance.

« Écoutez, capitaine, reprit-elle ; vous qui connaissez si bien les hommes, et qui plongez si aisément dans les replis de la conscience, n’avez-vous point découvert qu’à tous ses vices apparents l’abbé joignait un dévergondage effréné d’imagination ? Croyez-vous qu’il se soit borné à convoiter mon héritage ? et ne vous a-t-il pas laissé entrevoir que ce n’est pas seulement à prix d’argent qu’il tenterait de m’en revendre une partie, s’il parvenait à s’en emparer ?

― Oui ! s’écria le Piccinino avec un accent très-sincère cette fois ; j’ai cru m’apercevoir des désirs et des espérances révoltantes de ce monstre de laideur et de concupiscence. L’incrédulité qu’il affecte pour la résistance possible d’une femme, en pareil cas, est la consolation qu’il cherche à se donner quand il songe à sa laideur physique et morale. Oui, oui, je l’avais pressenti, malgré son hypocrisie. Je ne dirai pas qu’il vous aime, lui ; ce serait profaner le mot d’amour ; mais il vous veut, et il est jaloux. Jaloux, lui ! Ah ! c’est encore un mot trop relevé ! La jalousie est la passion des âmes jeunes, et la sienne est décrépite. Il soupçonne et déteste tout ce qui vous entoure. Enfin, il a rêvé un moyen infernal de vous vaincre : pensant bien que le désir de racheter votre héritage ne suffirait pas, et supposant que vous aimiez ce jeune artiste, il a résolu de s’en faire un otage pour vous contraindre à lui racheter à tout prix la vie et la liberté de Michel-Angelo.

― J’aurais dû m’attendre à cela, répondit la princesse baignée d’une sueur froide, mais affectant un calme dédaigneux. C’est donc vous, capitaine, qu’il a voulu associer à une entreprise digne de ces hommes qui se consacrent au plus hideux de tous les métiers, et dont le nom est si honteux qu’une femme ne saurait le prononcer dans aucune langue. Il me semble que vous devez à cette marque de confiance de M. l’abbé Ninfo un châtiment un peu sévère ! »

Agathe avait touché fort juste. Les vues infâmes de l’abbé, qui jusque-là n’avaient excité que le mépris ironique du jeune bandit, se présentèrent à ses yeux comme un outrage personnel et allumèrent en lui la soif de la vengeance. Tant il est vrai que l’amour, même dans une âme sauvage et sans frein, réveille le sentiment de la dignité humaine.

« Un châtiment sévère ! dit-il d’une voix profonde avec des dents contractées, il l’aura ! ― Mais, ajouta le bandit, ne vous inquiétez plus de rien, Signora, et daignez remettre votre sort entre mes mains, sans arrière-pensée.

― Mon sort est tout entier dans vos mains, capitaine, répondit Agathe ; ma fortune, ma réputation et la vie de mes amis : trouvez-vous que j’aie l’air inquiet ? »

Et elle le pénétra d’un regard où la prudence supérieure de la femme forte l’inspira si bien, que le Piccinino subit le prestige et s’aperçut que le respect et la crainte se mêlaient à son enthousiasme. « Ah ! femme romanesque, pensa-t-il, tu en es encore à croire qu’un chef de brigands doit être un héros de théâtre ou un chevalier du moyen âge ! Et me voilà forcé de jouer ce rôle vis-à-vis de toi pour te plaire ! Eh bien, je le jouerai. Rien n’est difficile à celui qui a beaucoup lu et beaucoup deviné.

« Et pourquoi ne serais-je pas réellement un héros ? se disait-il encore, tout en marchant silencieusement auprès d’elle, en pressant de son bras tremblant le bras de cette femme qu’il croyait si confiante. Si je n’ai pas daigné l’être jusqu’à présent, c’est que l’occasion ne s’en offrait point et que ma grandeur eût été ridicule. Avec une femme comme celle-ci, le but est digne de l’œuvre, et je ne vois pas qu’il soit si difficile d’être sublime quand la récompense doit être si douce. C’est un calcul d’intérêt personnel plus élevé, mais non pas moins positif et moins logique que les autres. »