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LE PICCININO.

sans avenir. Et je me demande ce que vous avez fait de bon avec vos idées nouvelles, votre progrès, vos théories d’égalité ! Vous méprisez le passé, vous crachez sur les vieux abus, et vous avez tué l’avenir en créant des abus nouveaux plus monstrueux que les anciens. Les meilleurs parmi vous, jeunes gens, sont à l’affût des principes révolutionnaires des nations plus avancées que la nôtre. Vous vous croyez bien éclairés, bien forts, quand vous pouvez dire : « Plus de nobles, plus de prêtres, plus de couvents, plus rien du passé ! » Et vous ne vous apercevez pas que vous n’avez plus la poésie, la foi et l’orgueil qui ranimaient encore le passé.

« Voyons ! ajouta le capucin, en croisant ses bras sur sa poitrine ardente, et en toisant Michel d’un air moitié père, moitié spadassin : vous êtes un tout jeune homme, un enfant ! Vous vous croyez bien habile, parce que vous savez ce qu’on dit et ce qu’on pense dans le monde, à l’heure qu’il est. Vous regardez ce moine abruti qui passe la journée à briser le roc pour faire pousser, l’année prochaine, une rangée de piments ou de tomates sur la lave, et vous dites :

« Voilà une existence d’homme singulièrement employée ! Pourtant cet homme n’était ni paresseux ni stupide. Il eût pu être avocat ou marchand, et gagner de l’argent tout comme un autre. Il eût pu se marier, avoir des enfants, et leur enseigner à se tirer d’affaire dans la société. Il a préféré s’ensevelir vivant dans une chartreuse et tendre la main aux aumônes ! C’est qu’il est sous l’empire du passé, et qu’il a été dupe des vieilles chimères et des vieilles idolâtries de son pays !

« Eh bien ! moi, savez-vous ce que je pense en vous regardant ? Je me dis : « Voilà un jeune homme qui s’est beaucoup frotté à l’esprit des autres, qui s’est émancipé bien vite de sa classe, qui ne veut point partager les misères de son pays et les labeurs de ses parents. Il en viendra à bout ; c’est un beau jeune homme, plus raisonneur et plus subtil dans ses idées et ses paroles, à dix-huit ans, que je ne l’étais à trente. Il sait une foule de choses qui m’eussent paru inutiles, et dont je ne me doutais seulement pas avant que les loisirs du cloître m’eussent permis de m’instruire un peu. Il est là, qui sourit de mon enthousiasme, et qui, à cheval sur sa raison, sur son expérience anticipée, sur sa connaissance des hommes, et sur sa grande science de l’intérêt personnel, me traite intérieurement comme un pédagogue traiterait un écolier. C’est lui qui est l’homme mûr ; et moi, vieux bandit, vieux moine, je suis l’adolescent intrépide, l’enfant aveugle, et naïf ! Singulier contre-sens ! Il représente le siècle nouveau, tout d’or et de gloire, et moi, la poussière des ruines, le silence des tombeaux !

« Eh bien ! cependant, que le tocsin sonne, que le volcan gronde, que le peuple rugisse, que ce point noir que l’on voit d’ici dans la rade et qui est le vaisseau de l’État se hérisse de canons pour foudroyer la ville au premier soupir exhalé vers la liberté ; que les brigands descendent de la montagne, que l’incendie s’élève dans les nues : et, dans cette dernière convulsion de la patrie expirante, le jeune artiste prendra ses pinceaux ; il ira s’asseoir à l’écart, sur la colline, à l’abri de tout danger, et il composera un tableau, en se disant : Quel pauvre peuple et quel beau spectacle ! Hâtons-nous de peindre ! dans un instant, ce peuple n’existera plus, et voici sa dernière heure qui sonne ! »

« Au lieu que le vieux moine prendra son fusil… qui n’est pas encore rouillé ;… il retroussera ses manches jusqu’à l’épaule, et, sans se demander ce qui va résulter de tout cela, il se jettera dans la mêlée, et il se battra pour son peuple, jusqu’à ce que son corps broyé sous les pieds n’ait plus figure humaine. Eh bien ! enfant, j’aimerais mieux mourir ainsi que de survivre comme toi à la destruction de ma race !

― Mon père ! mon père ! ne le croyez pas, s’écria Michel, entraîné et vaincu par l’exaltation du capucin. Je ne suis point un lâche ! et si mon sang sicilien s’est engourdi sur la terre étrangère, il peut se ranimer au souffle de feu que votre poitrine exhale. Ne m’écrasez pas sous cette malédiction terrible ! Prenez-moi dans vos bras et embrasez-moi de votre flamme. Je me sens vivre auprès de vous, et cette vie nouvelle m’enivre et me transporte !

― À la bonne heure ! voici enfin un bon mouvement, dit le moine en le pressant dans ses bras. J’aime mieux cela que les belles théories sur l’art, que tu as persuadé à ton père de respecter aveuglément.

― Pardon, mon oncle, je ne me rends point à ceci, reprit Michel en souriant. Je défendrai jusqu’à mon dernier soupir la dignité et l’importance des arts. Vous disiez tout à l’heure qu’au milieu de la guerre civile j’irais froidement m’asseoir dans un coin pour recueillir des épisodes au lieu de me battre. Je me battrais, je vous prie de le croire, et je me battrais fort bien, si c’était tout de bon pour chasser l’ennemi. Je me ferais tuer de grand cœur ; la gloire me viendrait plus vite ainsi que je ne l’atteindrai en étudiant la peinture, et j’aime la gloire : là-dessus, je crains d’être incorrigible. Mais si, en effet, j’étais condamné à survivre à la destruction de mon peuple après avoir combattu en vain pour son salut, il est probable que, recueillant mes cruels souvenirs, je ferais beaucoup de tableaux pour retracer et immortaliser la mémoire de ses sanglants désastres. Plus je serais ému et désespéré, meilleure et plus frappante serait mon œuvre. Elle parlerait au cœur des hommes ; elle exciterait l’admiration pour notre héroïsme, la pitié pour nos malheurs, et je vous assure que j’aurais peut-être mieux servi notre cause avec mes pinceaux que je ne l’aurais fait avec mon fusil.

― Fort bien ! fort bien ! reprit le moine avec un élan de sympathie naïve. C’est bien dit et bien pensé. Nous avons ici un frère qui fait de la sculpture, et j’estime que son travail n’est pas moins utile à la piété que le mien ne l’est au couvent quand je brise cette lave. Mais ce moine a la foi, et il peut créer les traits de la céleste madone sans avilir l’idée que nous nous en faisons. Tu feras de beaux tableaux, Michel ; mais ce sera à la condition d’avoir eu le cœur et la main au combat, et d’avoir été acteur passionné, et non pas froid spectateur de ces événements.

― Nous voici d’accord tout à fait, mon père ; sans conviction et sans émotion, point de génie dans les arts : mais, puisque nous n’avons plus rien à discuter, si vous êtes enfin content de moi, dites-moi donc ce qui se prépare et ce que vous attendez de mon concours. Nous sommes donc à la veille de quelque tentative importante ? »

Fra-Angelo s’était animé au point de perdre la notion de la réalité. Tout à coup ses yeux étincelants se remplirent de larmes, sa poitrine gonflée s’abaissa sous un profond soupir, ses mains, qui frémissaient comme si elles cherchaient des pistolets à sa ceinture, retombèrent sur sa corde de moine et rencontrèrent son chapelet.

« Hélas ! non, dit-il en promenant des regards effarés autour de lui comme un homme qui s’éveille en sursaut, nous ne sommes à la veille de rien, et peut-être mourrai-je dans ma cellule sans avoir renouvelé l’amorce de mon fusil. Tout cela était un rêve que tu as partagé avec moi un instant ; mais ne le regrette pas, jeune homme, ce rêve était beau, et cet instant qui m’a fait du bien t’a peut être rendu meilleur. Il m’a servi à te connaître et à t’estimer. Maintenant, c’est entre nous à la vie et à la mort. Ne désespérons pourtant de rien. Regarde l’Etna ! il est paisible, radieux ; il fume à peine, il ne gronde pas. Demain, peut-être, il vomira encore ses laves ardentes et détruira de fond en comble le sol où nous marchons. Il est l’emblème et l’image du peuple sicilien, et l’heure des Vêpres peut sonner au milieu des danses ou du sommeil.

« Mais voici le soleil qui baisse, et je n’ai plus de temps à perdre pour t’informer de ce qui te concerne. C’est une affaire toute personnelle à toi dont je voulais t’entretenir, et cette affaire est grave. Tu n’en peux sortir qu’avec mon aide et celle d’autres personnes qui vont risquer, ainsi que moi, leur liberté, leur honneur et leur vie pour te sauver.

― Est-il possible, mon oncle ? s’écria Michel ; ne puis-je m’exposer seul, et faut-il que vous soyez enveloppé dans les périls mystérieux qui m’environnent à